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"Soudain l’été dernier" : Tennessee Williams sous la lumière limpide et crue de Stéphane Braunschweig

La pièce de Tennessee Williams est terrible et terrifiante. Une des plus cruelles de l’auteur, en tout cas dans ce qu’en propose Stéphane Braunschweig. Une pièce montée comme une tragédie grecque, trois actes frappants servis par deux très grandes actrices, Marie Rémond et Luce Mouchel.
Article rédigé par franceinfo - Bertrand Renard
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Soudain l'été dernier : Jean-Baptiste Anoumon et Luce Mouchel
 (Elizabeth Carecchio)

Dans la salle il y a sans doute deux types de spectateurs : ceux qui ont vu le film de Joseph L. Mankiewicz, ceux qui ne l’ont pas vu. Les premiers, dont nous faisons partie, avaient presque oublié que « Soudain l’été dernier » était aussi une pièce, créée en 1958, un an avant la sortie du film. Film servi par Katharine Hepburn, Liz Taylor, Montgomery Clift, et qui, malgré ses défauts, est évidemment resté dans nos mémoires. Tant le sujet, surtout servi ainsi par de grandes stars, et malgré les précautions face à la censure, paraissait sulfureux pour l’époque.

Reportage : N. Deumier / M. Karouche / A. Despretz



Violet Venable, richissime veuve de La Nouvelle-Orléans, a perdu « l’été dernier » son fils, Sebastien, dans des circonstances troubles. Ce fils, poète et qui « cherchait Dieu », elle entretenait avec lui une relation fusionnelle au point de passer tous les étés avec lui en Europe, « à Paris, Cannes, Venise, Monte Carlo » Mais « l’été dernier », un problème de santé l’a obligé à céder sa place à Catherine, sa nièce. De la mort de Sebastien, explique-t-elle dans un long premier acte au médecin psychiatre qu’elle a fait venir, Catherine est responsable. Elle ne croit pas à la version épouvantable que Catherine raconte, qui a justifié son internement, la haine de sa tante, la décision de celle-ci de la faire soigner comme on le faisait à l’époque pour les « dérangés : par lobotomie.
Jean-Baptiste Anoumon, Virginie Colemyn et Marie Rémond
 (Thierry Depagne)

On est dans un décor de jardin incroyable, des lianes partout, un tronc énorme (de baobab), des fleurs rouges acérées, vénéneuses, « cannibales » : c’est le jardin de Sebastien, une image du disparu si perpétuellement présent encore : « Etre dans ce jardin, dit Braunschweig, auteur de ce décor avec Alexandre de Dardel, c’est être dans la tête de Sebastien mais aussi de Tennessee Williams » Mais le jardin s’allègera, s’épurera quand on approchera peu à peu de la vérité, vérité qui n’est pas celle dont veut se convaincre Violet, vérité terrible et traumatique pour Catherine, mais qu’elle accepte de revivre, et l’on verra aussi qui la croit et qui refuse de la croire.

On est au cœur des thèmes chers à Tennessee Williams : personnages de femmes névrosées ou vieillissantes (ou les deux ensemble !), la Blanche DuBois du «Tramway nommé Désir », la Maggie de « La chatte sur un toit brûlant » ou Alexandra del Lago dans « Doux oiseau de jeunesse », hommes en retrait, aventuriers, déprimés, impuissants. Poids des secrets, du refoulé, psychanalysés ou non, sexualité frustrée ou déviante, et Williams, ici, utilise justement à plein la censure de son pays pour ne jamais prononcer le mot que refuse aussi sa Violet : homosexuel.

Une progression dramatique admirable

Mais ce qui fait le prix de ce spectacle, où, on l’avoue, on n’attendait pas du tout ce metteur en scène épuré, et qui peut verser dans la froideur, Stéphane Braunschweig, directeur de l’Odéon depuis à peine un an, c’est, justement, de prendre tous ces éléments à bras-le-corps et, au lieu de les empiler comme trop souvent pour installer « une étouffante atmosphère de serre chaude », de leur donner leur place exacte, à la manière des pièces d’un puzzle, avec un art de la progression dramatique admirable; bref, en traitant Tennessee Williams comme Racine, avec la même rigueur qui, d’ailleurs, se trouve dans le texte si on sait le lire.
Marie Rémond et Glenn Marausse
 (Thierry Depagne)

Le choix de Luce Mouchel est remarquable

Et on le lit aussi, on l’entend, dans une nouvelle traduction de Marie-Claire Pasquier et Jean-Michel Déprats, lui, grand spécialiste du théâtre anglo-saxon: dans le récit de Catherine qui « accouche » littéralement de ce qu’elle a vu de l’abominable meurtre de Sebastien en forme de martyr rituel, dans l’acharnement à trouver, puis répéter, les mots les plus terribles, les plus violents, aussi les plus exacts, il y a, oui, du Marguerite Duras, ce martèlement concis de Marguerite Duras, qui fait la singularité de son style. « L’ombre était presque aussi lumineuse que la lumière » dit Violet. « Nous nous servons tous les uns des autres, c’est ça que nous appelons l’amour » répond Catherine, qui, parlant de son cousin et justifiant le titre, fait remarquer : « Soudain l’été dernier, il avait perdu sa jeunesse ». 

La jeunesse que l’on perd, la manipulation des êtres, le pouvoir qu’exercent les très riches, avec une cruauté démoniaque, sur les êtres vulnérables ou pauvres : Luce Mouchel, en Violet Venable, est impitoyable de méchanceté blessée, avec la morgue naturelle de la haute bourgeoisie, odieuse parfois sans s’en rendre compte, parfois parce que c’est sa classe sociale qui le lui dicte. Le choix de Braunschweig de lui confier Violet est remarquable tant elle ressemble peu à une Hepburn, autoritaire et maîtresse femme, mais plutôt à une Lauren Bacall, y compris dans son tailleur-short chiné de couleur pêche et ses bijoux discrets, avant d’incarner l’alcoolisme mondain si propre aux femmes américaines de cette époque quand elle exige son « daïquiri frappé, que je prends tous les jours à cinq heures, quelles que soient les circonstances de ma vie ».

Le grand art de Marie Rémond

Marie Rémond, oiseau blessé et peureux qui ne comprend pas pourquoi on l’emprisonne, est aussi différente que possible de Liz Taylor, évidemment, mais la construction de son personnage jusqu’à la difficile scène finale est magnifique. Scène finale qui nous semble aujourd’hui un peu longue, tant Tennessee Williams, dans le contexte de l’époque, veut en baliser de manière un peu didactique les différentes stations, mais Marie Rémond y trouve toujours le ton superbement juste, en ajoutant à petites touches un peu plus d’émotion et de terreur à chaque phrase, et sans jamais verser dans le pathos. C’est du très grand art.
Virginie Colemyn, Marie Rémond et Glenn Marausse
 (Thierry Depagne)

La qualité d’écoute du docteur, rôle difficile car de confident, Jean-Baptiste Anoumon l’assume très bien. Sœur Félicité glaçante de Boutaïna El Fekkak. Glenn Marausse, en cousin Georges, a des faux airs de Nicolas Duvauchelle dans ses rôles les plus veules. Et la maman doucereuse de Catherine, qui essaie de convaincre sa fille de bien se comporter pour capter l’héritage de Sebastien et Violet, est étonnamment incarnée, jusqu’à la manière bancale de se tenir, par Virginie Colemyn.

Car c’est peut-être ce qui manque un peu à la mise en scène de Braunschweig (mais honnêtement ce n’était pas vraiment son propos) : la dimension cinglante de satire sociale, qui n’est pas ce que l’on retient le plus souvent de Tennessee Williams et qui, pourtant, ici, nous saute au visage. Dans cette Amérique des années 50, composée, disait la publicité, de couples heureux, d’enfants blonds  et de communautés épanouies, les différences sociales entretenant l’envie au sein d’une même famille, le tourisme sexuel, déjà développé, vers les îles caraïbes ou les pays pauvres d’Europe (Espagne, Portugal), la question raciale inchangée depuis la guerre de Sécession et, surtout, la déconcertante facilité avec laquelle les familles se débarrassaient d’éléments perturbateurs  (la lobotomie éventuelle de Catherine  renvoyant à celle, réelle, de Rosemary Kennedy, la sœur du futur président) : c’est tout cela aussi que nous dit en filigrane « Soudain l’été dernier », qu’il faut voir comme une pièce ancrée dans son temps, la parole s’étant tout de même un peu libérée depuis lors. Mais le choix de Stephane Braunschweig d’en rester à l’épure a à ce point l’avantage de rendre à Tennessee Williams sa figure de grand dramaturge qu’on s’en contentera avec joie.

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