"Orchestre Titanic" au Théâtre de l’Aquarium : des S.D.F. bulgares au pays des illusionnistes
Les cinéphiles ont l’habitude de ces tableaux sombres et burlesques dressés par les autochtones, depuis la chute du communisme il y a déjà presque trente ans, des failles, du chaos, du foutoir indescriptible où ont basculé leurs pays. La représentation théâtrale de cette situation de délabrement qui semble sans fin est plus rare. Hristo Boytchev, c’est Didier Bezace qui l’avait fait découvrir en France (« Le colonel-oiseau ») ; on ne peut dire que, depuis, on ait beaucoup vu son travail. « Orchestre Titanic » a d’ailleurs déjà quinze ans (2002) et c’est à garder à l’esprit car la Bulgarie de ce temps-là et celle d’aujourd’hui sont tout de même, on l’espère, différentes.
Mais il faut d’abord regarder « Orchestre Titanic » comme objet de théâtre. Et très clairement, dès les premières minutes, comme une des innombrables déclinaisons d’«En attendant Godot ». Dans un pauvre décor nu encadré de deux tentes comme on en voit dans Paris et dans nos grandes villes, le réveil sonne : c’est la « 9e symphonie » de Beethoven. Emergent quatre personnages, squatteurs de cette gare désaffectée où les trains continuent de passer encore sans s’arrêter jamais. Il y a là un chef d’orchestre qui a « dirigé Beethoven, Bach et Feuerbach - Mais Feuerbach est un philosophe – J’ai fait musique ET philosophie » ; sa compagne, l’ancien chef de gare adjoint à qui on n’a jamais confié d’autre poste, et un montreur d’ourse. Le chef d’orchestre est devenu le chef de groupe au grand regret du chef de gare et leur fait répéter inlassablement, valises à l’appui, ce qu’ils feront quand, enfin, un train va s’arrêter (le train, c’est Godot), une sorte d’arnaque minable sûrement, étant donné la conviction hébétée des malheureux, vouée à l’échec.
Et les trains passent, et ne s’arrêtent pas, et les voyageurs jettent sur nos amis, qui les reçoivent sur la tête, leurs bouteilles vides, ce qui les rend furieux car, « si au moins elles étaient pleines, on pourrait les boire, comme des gens normaux ». On suit tout cela avec un intérêt discret, sans trop se formaliser que les personnages nous demeurent flous, à l’exception de Doko, le montreur d’ourse qui a développé une étrange relation avec Katya, son animal (« pour que tu aies à boire, elle vendait sa propre nourriture et elle est morte de faim – Mais non, elle s’est suicidée par amour ») Mais tout à coup sortent d’un caisson lumineux des mains, puis un corps, puis un étrange personnage, Hari, avec des gestes fous à la Jean-Pierre Léaud (et Olivier Cruveiller a l’inquiétante fantaisie du rôle), un couteau ensanglanté qui lui traverse le corps, et l’on bascule de Beckett à Eduardo de Filippo et son « Art de la magie ».
Entre Beckett, Filippo et les "Dix petites nègres" d'Agatha Christie
Il peut tout faire, Hari, ressusciter Katya, faire chanter le coq au crépuscule et, sûrement, arrêter le train pour qu’ils puissent enfin s’en aller, « vers Copenhague ou Reykjavik » La seule chose qu’il ne sait pas faire, c’est transformer l’eau en vodka, cette vodka dont il a tant besoin pour faire marcher son petit monde d’illusion, sur fond désabusé, ciel noir avec un trait d’argent qu’il faut suivre comme une bonne étoile puisque « le monde s’appelle Titanic ». Et c’est le monde qui est l’orchestre car nos personnages forment un quintette, à tout casser. Un train va-t-il enfin s’arrêter? Et pour conduire où nos personnages ? Qui est réellement Hari ? La pièce passe alors de Beckett et Filippo aux « Dix petits nègres » d’Agatha Christie puis s’éclaire d’une lumière kafkaïenne et se conclut enfin d’une manière douce et désespérée grâce à ce benêt de Doko, fin qui n’est pas très originale mais qui est très joliment amenée. Et, au choix, on aura trouvé « Orchestra Titanic » déroutant mais séduisant ou pas assez consistant pour nos esprits cartésiens.Car la frustration plus ou moins grande (pas trop grande mais tout de même, en ce qui nous concerne !) tient à cela, à des ambitions pas assez assumées, un manque de présence des situations et des personnages. Si Hari et Doko sont bien dessinés, Louko, le chef de gare, n’existe que par la forte silhouette de Bernard Bloch. Meto, le chef d’orchestre, fermement incarné au départ par Philippe Dormoy, devient très secondaire quand Hari apparait. Quant au personnage de Lubka, geignard et alcoolique, qu’Evelyne Pelletier défend comme elle peut, il n’a aucune consistance.
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