"La Nostalgie des blattes" : Catherine Hiegel formidable en attendant la fin du monde
Le dispositif est minimaliste. Sur une petite estrade, deux femmes sont assises, sur des fauteuils de salle d’attente. Et elles attendent, éclairées par une "douche" (les variations de lumière seront les seuls éléments "visibles" de la mise en scène). Du coup on a un peu peur : est-ce une de ces soirées "pauvres" qu’on nous inflige trop souvent ? Ou l’expression d’une austérité de "grand théâtre" car "le texte, rien que le texte…" C’est effectivement le texte, mais rien d’austère.
Parfaitement construit
Et Pierre Notte, qui est de plus en plus à l’aise dans ses bottes de dramaturge (lui qui fut secrétaire général de théâtres, et surtout de la Comédie-Française), nous concocte, dans l’exercice particulier de la "pièce à deux", un petit spectacle parfaitement construit, avec toutes les progressions dramatiques nécessaires, et qui réussit aussi, art suprême de l’écrivain, à durer exactement ce qu’il doit durer, une petite heure vingt, car deux femmes qui bavardent, n’ayant rien d’autre à faire, vous imaginez jusqu’où de mauvais auteurs redondants pourraient les entraîner… Et bien sûr, nous l’avons dit, à intervalles réguliers vient une révélation sur l’une d’elles. Nous allons donc essayer de ne pas trop en dire…L’une (Catherine Hiegel) est là depuis très longtemps. L’autre (Tania Torrens) vient d’arriver : "Elle était très bien, celle que vous remplacez, très propre – Qu’est-ce que vous voulez dire ? Mais moi aussi je suis parfaitement javellisée". On se pense dans une maison de retraite, avec des chamailleries de vieilles, l’une avec un Parkinson, peut-être ("Vous branlez. Regardez, vous branlez"), l’autre avec un Alzheimer, peut-être. Mais voilà, c’est un peu plus compliqué, et donc plus intéressant. Car Catherine Hiegel nous avait prévenus : "On n’aura personne. Cela fait des jours, des semaines, qu’on n’a personne".
Vieilles dans un monde futuriste
Et donc, on va vite le comprendre, elles sont là pour montrer à des cars de touristes (des Russes, des Chinois, des Japonais), dans un monde futuriste où, apparemment, la chirurgie plastique fait des ravages (c’est-à-dire des contrefaçons), ce que c’est que de vraies vieilles, avec la peau qui pend sous les bras, les pattes d’oie creusées autour des yeux, les poches en guise de paupières et, autour de la bouche, comme des parenthèses profondes. Des vieilles, quoi, "sans du préfabriqué sur la gueule".Le génie de Catherine Hiegel
Des vieilles authentiques, des échantillons de vieilles. Aussi différentes que possible : l’une a été actrice, "actrice, pas comédienne", elle a joué Tchekhov, "une mouette". L’autre finit par l’avouer avec un sourire gourmand (le sourire gourmand, enfantin puis canaille, de Catherine Hiegel qui, dans ces moments-là, muets, a du génie), elle a fait commerce de son corps et même elle a conscience (et cela, on l’a entendu dans la bouche de beaucoup d’anciennes prostituées) d’avoir fait du bien, d’être un peu d’utilité publique. N’en déplaise à certain(e) s. Et l’autre, outrée, grandiloquente : "Vous avez sacrifié votre corps à la faiblesse des hommes". Et la première qui la traite de cochonne. Et il y aura encore des révélations, sur leurs amours passées, sur les raisons qui les font être assises là, côte-à-côte, chacune sur son territoire (car il y a un territoire). Pendant que le monde extérieur semble s’écrouler sur elles, sous forme d’avions qui se crashent au-dehors.Fin du monde
Et c’est là que le bât blesse un peu. Ce monde de fin du monde n’est pas très bien expliqué par Notte, il tombe un peu sur l’histoire des deux femmes comme des cheveux (aseptisés) sur la soupe (vegan), il n’apporte qu’un vague suspens, alors que leur solitude, le fait qu’il n’y ait "plus jamais personne", nous rendait leur détresse secrète bien plus sensible. Ce monde-là que Notte nous décrit ne nous arrache qu’un grand éclat de rire quand Hiegel explose : "J’en ai marre des barres de légumes lyophilisés". Marre d’un monde, soupirent-elles ensuite avec tendresse, sans additif ni colorants, sans gluten, "ah ! le gluten", et de pleurer sur les huîtres, le foie gras, le Champagne rosé, la Vieille Prune, et l’on sent alors la salle frémir de bonheur et de gourmandise. Et de nostalgie car c’est aussi devenu un univers "sans abeilles, sans papillons, sans les guêpes qui nous piquaient l’été quand on déjeunait dehors et qu’on mangeait de la confiture, ou du miel coulant. Ah ! la merveilleuse piqûre des guêpes !" "J’ai même parfois, dit Hiegel, la nostalgie des blattes".Elle le dit comme une évidence. Torrens et Hiegel ont été longtemps à la Comédie-Française, Hiegel en fut un des piliers. Virée par ses pairs, elle s’est reconvertie en (excellente) metteure en scène. Une Hiegel, pendant que Torrens joue, qui est constamment dans l’œil qui pétille, le geste infime (là, sur sa chaise, la bouche qui frémit, le nez qui se fronce, le pied qui glisse). Jouant de tout son corps quasi immobile. Et de sa voix.
Et à l’heure des applaudissements, quand Torrens voudrait les goûter encore quelques secondes, c’est Hiegel qui l’entraîne sur le ton de "Allez viens, ma grande, y’en aura d’autres demain. Allons boire un petit coup et manger des huîtres". Car il est totalement impossible qu’elles, elles n’aient personne…
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