"La maison de Bernarda Alba" de Garcia Lorca : le sort des femmes toujours d'actualité
Car la pièce n’a pas vieilli d’un mot. C’est l’Espagne qui a changé. Comme nos autres sociétés européennes dont certaines n’étaient guère éloignées de cet obscurantisme
Bernarda Alba a de l’argent, des terres et cinq filles. A peine son mari enterré elle impose à ses descendantes huit années de deuil strict et cloîtré, selon, dit-elle, la tradition andalouse. « Le destin m’a mis dans un couvent » répond l’une des filles. Seule Angustias, d’un premier lit, « la plus laide » mais qui possède pour elle la fortune de son père, a trouvé un promis, Pepe, « le plus bel homme du village ». Les autres attendront un époux digne de leur rang social. Donc, indéfiniment. Oui, mais…la petite dernière, Adelia, est folle amoureuse de Pepe, qui le lui rend bien.
La portée universelle de l'histoire de Bernarda Alba
L’art de Garcia Lorca (traduit par Fabrice Melquiot de manière simple et lisible) est de montrer que, derrière la violence faite aux femmes par une société machiste, se profile constamment la violence faite aux femmes par les femmes mêmes, les plus âgées s’attachant à faire subir aux plus jeunes ce qu’elles ont subi, souvent (mais pas seulement) pour échapper elles aussi aux représailles des hommes. La terrible Bernarda reproduit un tel schéma, jusque dans la conclusion où c’est la réputation des morts qui l’emporte et non leur souvenir. Il suffit de se référer à des films récents (le turc « Mustang », le palestinien « La belle promise ») pour saisir la portée encore universelle de l’histoire de Bernarda Alba.Mais la pièce n’est pas didactique pour autant. Elle raconte d’abord des femmes en un huis clos, dont Bernarda n’est qu’une des figures, un quotidien de plaisirs simples dans la chaleur étouffante de l’été, manger des pastèques, coudre des broderies de fiançailles, regarder la nuit constellée d’étoiles, étendue dans l’herbe. Plaisirs parfois gourmands de filles silencieuses ou rebelles, rongées ou non par l’obsession de l’amour, se desséchant pendant qu’on leur inculque, par la bouche des servantes, les éternels clichés : « Au bout de quinze jours un homme quitte le lit pour la table puis pour le café du village », justifiant ainsi à jamais le matriarcat… Et malheur à celles qui ont fauté hors mariage !
Garci Lorca paria sous l'ère franquiste
Garcia Lorca, homosexuel, donc paria au regard de la morale, exécuté pour quoi ? Pour ses goûts sexuels, ses idées progressistes, pour avoir mis en scène une « vraie » famille de Grenade (les Alba) qui ne l’a pas accepté, pour montrer si froidement le terrifiant immobilisme de sa patrie, que quarante ans de franquisme figeront encore ? « Je ne sais pas ce qu’il vaut mieux, avoir quelqu’un ou n’avoir personne ». La phrase est nette, coupante, le lyrisme contenu et précis : « Ils sont joyeux comme arbres sous le soleil ». Le décor (d’Andrew D. Edwards) est magnifique, immense moucharabieh à l’allure claustrale où passent des rais de lumières en noir et blanc.La lumière et la beauté d'Adeline d'Hermy
La mise en scène de Lilo Baur évite de trop charger la barque de l’étouffement, de la noirceur. Elle tire partie du grand plateau de la salle Richelieu, donnant à cette tragédie en vase clos des accents de tragédie grecque. Cécile Brune, à qui il arrive de surjouer en forçant la voix, est ici d’une remarquable justesse: le ton est dosé, la diction d’une netteté à l’autorité contenue et d’autant plus frappante, le timbre si particulier de la comédienne donne à entendre la tendresse (bien cachée), les frustrations et les regrets de Bernarda. On notera parmi les cinq filles la lumière et la beauté d’Adeline d’Hermy comme, à l’inverse, le talent de Coraly Zahonero à se rendre couleur muraille. Anne Kessler, toujours très bien, est Angustias. On est inquiet, dans la scène initiale, pour une Elsa Lepoivre vieillie et qui en fait trop dans le rôle de Portia, la servante (« Bernarda, si j’étais enfermée avec toi, je serais capable de m’asseoir sur ton cœur et de te regarder mourir pendant une année ») mais elle trouve vite la juste dimension de ce personnage essentiel.Etait-il nécessaire d’affubler Florence Viala de cette vilaine perruque et même de lui confier le rôle de la grand-mère folle quand tant de sociétaires honoraires auraient pu le tenir ? Nécessaire de faire apparaître Pepe (Elliot Jenicot) dans une scène d’amour ratée avec Adela, au lieu de garder jusqu’au bout le principe des «femmes entre elles » ? Nécessaire d’ajouter la « Cold Song » de Purcell après le dernier mot, qui est « Silence »?
Ce silence que Bernarda exige de ses filles et de ses servantes, ce silence, définitif, que ses bourreaux imposeront au poète. Ce silence de la tragédie qui retombera comme une chape de plomb pour quelques décennies encore sur la ténébreuse Espagne.
"La maison de Bernarda Alba" à la Comédie-Française, salle Richelieu
De Federico Garcia Lorca, traduction de Fabrice Melquiot, mise en scène de Lilo Baur
En alternance jusqu'au 25 juillet
1, Place Colette, Paris Ier
Réservation : 0825 10 16 80
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