"J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne" : le texte testamentaire de Jean-Luc Lagarce sur scène
"J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne". Une femme est devant nous, c’est sa première phrase, qui est aussi le titre de la pièce. C’est sa première phrase qu’elle débite à toute allure, et il y en a d’autres derrière, beaucoup d’autres, une logorrhée, lancée sans respirer, par blocs entre les virgules, sans vraiment faire attention au sens. Comme on l’enseigne parfois dans les écoles de théâtre pour se gorger de mots.
Le retour du frère malade
Elle nous raconte, cette femme, le retour du frère, malade, dans cette maison où il n’y a que des femmes, le père est mort. Le père qui avait chassé le fils depuis bien longtemps. Le père est donc mort, le fils revient, chez sa mère, ses trois sœurs, l’aïeule-une tante, une nounou ? Le fils revient, mais pour mourir, transformant la maison en mausolée où l’on "laisse passer la journée à peine la lumière et la nuit la fraîcheur". On relève cette phrase-là dans le débit haché, on ne relève que cette phrase, on est déjà saoûlé, on décroche. La sœur, c’est l’aînée, c’est Suliane Brahim, une des actrices les plus remarquables de la jeune génération de la Comédie-Française.Une succession de monologues
Ensuite dans ce beau décor blanc de la maison, blanc mais glacé bien plus que mortuaire, la mère intervient, c’est Clotilde de Bayser. Et de nouveau cette prononciation où l’on fait un sort à chaque syllabe, pas naturelle, pendant que les autres écoutent. Et à chaque fois que l’une parle (la pièce est surtout une succession de monologues), les autres, présentes, immobiles, écoutent, immuablement figées comme des statues grecques. Cécile Brune ensuite. Le même ton, déclamant Andromaque ! Entretemps, un rire, une larme, échappés à Clotilde de Bayser, et soudain l’émotion nous a atteints, un court instant.Ce texte, Lagarce l’a écrit l’année précédant sa mort. Dans le programme, des notes de son journal nous touchent infiniment. "Me couche beaucoup trop tard ; et le matin pour être perfusé dans les temps me réveille à 9 heures. Très fatigué". "J’ai 39 de fièvre en arrivant à la maison, j’ai tenté de travailler encore sur J’étais dans ma maison… Je me noyais".
L'après "Juste la fin du monde", le point de vue des femmes
Le texte est l’envers de "Juste la fin du monde". Dans « Juste la fin du monde », auquel le film de Xavier Dolan a donné une résonance universelle, le fils retournait chez lui pour avouer sa maladie, et ne parvenait pas à l’aveu. "J’étais dans ma maison…", c’est le point de vue des femmes qui l’accueillent, il n’y a plus besoin d’aveu, la maladie, ses progrès, en tiennent lieu. Et c’est alors le temps, pour ces femmes, parlant du jeune homme et dressant, chacune, son portrait, de préparer l’après, de préparer le deuil, de préparer, avec des accents tchékhoviens (et Lagarce fait des références explicites aux "Trois sœurs" de l’auteur russe), ce " … et tu seras morte et je serai vieille à mon tour" que les unes disent aux autres, à tour de rôle.Jennifer Decker et Suliane Brahim, les plus émouvantes
Et l’on aimerait tant que passe par ces femmes la même émotion intense véhiculée par Cotillard et Baye dans le film de Dolan. Mais voilà : ce soir une Cécile Brune, une Clotilde de Bayser, ont tellement intégré le théâtre que la vie n’y est plus qu’un goutte-à-goutte. Ou n’est-ce pas évidemment la faute de la metteure en scène, Chloé Dabert, qui les a dirigées ainsi ? Pourtant… Voilà la cadette, Jennifer Decker, en pull rouge. Elle, elle en a toujours voulu au frère : "Ne jamais donner de nouvelles. C’est un crime, cela". Elle bouge, elle fait des gestes. Elle est véhémente, en colère. Elle est dans les émotions, dans la vie ; peu à peu, elle brise les chaînes du jeu théâtral, et sa parole arrive jusqu’à nous, même la plus glaçante : "Et mourir ne lui donne pas le pardon". Elle est formidable.Et voilà qu’à son contact, sur une simple question : "Tu as eu des hommes ?", Suliane Brahim répond, dresse un tableau ironique de la vie de province (cruel et âpre façon Lagarce), de ses non-dits, de ses amours cachées, de sa propre existence d’institutrice ("J’apprends à leurs gosses imbéciles des rudiments de rien"). Elle raconte, elle ne récite plus. Elle raconte, elle est comme une sœur avec son autre sœur, dans l’émotion de l’instant, du récit lancé, elle est drôle, acide, vivante, avec quelque chose du naturel d’une Binoche. Et Decker répond sur le même ton. Et enfin la pièce commence à nous bouleverser ; ainsi quand les trois sœurs sont dans la cuisine, en fond, agitées à se servir à boire et à se parler, pendant que la mère est assise à l’avant-scène, digne figure du malheur : mais cette image-là a un sens…
Dommage que la plupart du temps Brune et de Bayser ne parviennent pas à briser le corset, que Rebecca Marder, la petite sœur, reste à la marge ! Mais ce sont Decker et Brahim qui ont désormais les passages les plus forts, les plus cruels, les plus vrais, les plus émouvants. Nous rendant sensible cette terrible lucidité de Lagarce qui décrit ces femmes imaginer ce qu’elles feront, ce qu’elles seront, après la mort du fils (car c’est pour lui se projeter déjà dans ce que fera sa propre famille).
Avant une fin où, de nouveau, Brahim s’exprime devant nous, méconnaissable, avec une intensité sur l’après ("Quand nous serons vieilles… ") qui renvoie, non pas aux "Trois sœurs" mais à l’admirable scène finale d’"Oncle Vani : "Qu’y faire ! Nous devons vivre. Nous allons vivre, oncle Vania…" Et l’on ne voit plus alors que des femmes dont les sentiments ont rejoint les nôtres. Et qui nous sont maintenant si proches. Mais on a eu très peur.
« J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne » de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Chloé Dabert. Théâtre du Vieux-Colombier, Paris, jusqu’au 4 mars
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