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"Espæce" : Aurélien Bory réinvente en langage théâtral les "Espèces d'espaces" de Perec

Comment donner forme sur scène à un texte de Georges Perec "Espèces d'espaces", sans qu'aucun mot ne soit prononcé ? C'est ce que tente (et réussit) Aurélien Bory à Avignon. "Espæce" est une recomposition poétique de l'œuvre de Perec en langage scénique. Une orfèvrerie.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
"Espæce", Aurélien Bory, Avignon 2016
 (Aglé Bory)

Le spectacle est donné à L'opéra d'Avignon. On en serait presque dérouté tant ici la scène se décline sous d'autres formes. Puis la salle plonge dans le noir et d'emblée on est transporté ailleurs, dans un espace étrange, dont les contours semblent lointains, au-delà des surfaces qui délimitent la scène. Une colonne d'individus entre. Ils sont cinq, en rang, un livre à la main. Des hommes, des femmes, chacun son vêtement. Ils semblent minuscules, alignés devant la haute paroi noire qui les domine. A chaque extrémité, une porte de secours à deux battants.

Les individus font face au public. C'est la pénombre. Le mot "LIRE" s'inscrit en lettres majuscules derrière eux. Ils s'exécutent. Puis : "LIRE LA PHRASE LA PLUS IMPORTANTE". Les individus plongent le nez dans le livre. Consultent leur voisin. "ECRIRE LA PHRASE LA PLUS IMPORTANTE". Ils se regardent, interloqués. Les rires dans la salle. Puis ils forment avec leurs livres les lettres qui composent cette phrase : "Vivre c'est passer d'un espace à l'autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner". Ils quittent la scène.

Des barres parallèles descendent. Elles brillent, cliquetis. Les danseurs s'en emparent, les animent dans un mouvement de balancier avec leur corps. Sur des plans parallèles en superposition à travers la scène, tout doucement, ils opèrent des glissements, des frôlements, des dérapages. Rien ne cogne. Tout se déroule dans une mécanique horlogère sans heurts.

Danses, acrobaties, chants lyriques et contorsions

Puis les barres remontent, et c'est le mur noir qui se met à avancer vers nous, comme une vague. Les 5 individus sur la scène se précipitent pour l'arrêter, sont absorbés. Trop gros le barbu pour glisser dans le trou de souris. Le mur s'arrête. Les rires dans la salle. Dès lors la troupe va s'activer, pousser, plier, retourner, faire tourner le décor. Leurs interventions font bouger les perspectives. Une femme chante (la mère ?). Sur la scène on escalade, on grimpe, on chute. Apparitions / disparitions. Claquements, grincements, glissades, lectures acrobatiques, chaque mouvement produit son petit vacarme. Le décor se métamorphose sans fin, explorant avec les outils du théâtre et de la scène tous les champs possibles, toutes les options possibles, comme Perec avec les mots.

Une élaboration formelle parfaite, réglée comme du papier à musique, pour mettre en scène le possible, le hors-champ, les accidents, la mise en mouvement d'une "espèce", les humains, dans un espace. Avec en son centre cette scène tragique et comique à la fois : un homme qui chante et mime les préparatifs d'un départ. Parodie d'opéra déclamé en accéléré, il joue la mère. Il joue le fils. La langue allemande mâchonnée. On rit. Jusqu'au coup de sifflet, jusqu'à la séparation de la mère et du fils, jusqu'à la braise qui gronde, jusqu'au gaz qui s'échappe. Après on a envie de pleurer.

Regarder une répétition de Espaece à 360°

Traces

Puis le mur disparaît. Une page se déroule. Et une machine (comme une imprimante) trace des mots : " ERRE-CRI- ECRIRE- REECRIT- ". Sur la scène les individus impriment leur trace sur la page blanche. Alignement d'ombres, en miroir pour le public. "Ecrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes au vide qui se creuse, laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelques signes". Dans son "Espæce", sous les yeux du public, Aurélien Bory imprime en de multiples dimensions ce monde instable de Perec, dans une forme épurée, pleine de poésie, qui conjugue absurdité, tragédie et drôlerie. On pense en vrac à Charlie Chaplin, à Jacques Tati, à Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, à Franz Kafka, à Luigi Nono, à Primo Levi…

"J'aimerais qu'il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés, des points de départ, des sources : mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l'arbre que j'aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts… Et c'est parce que de tels lieux n'existent que l'espace devient question, cesse d'être évidence, cesse d'être approprié. L'espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n'est jamais à moi, il ne m'est jamais donné, il faut que j'en fasse la conquête", nous dit Perec dans "Espèces d'espaces".

Brouillons

Aurélien Bory est habité par les "Espèces d'espaces" de Perec depuis longtemps. "J'ai découvert le texte en 2005, et c'est avec ce livre que je suis entré dans l'espace de Perec", explique-t-il. Ce texte fait échos à son travail de metteur en scène. "C'est un livre programme, qui renvoie au théâtre. Et c'est comme ça que j'aborde mon travail. Pour moi le théâtre est une espèce d'espace", souligne Aurélien Bory. "Cela m'a inspiré et j'ai voulu inventer une méthode de création pour mettre en scène ce texte", explique-t-il. "Je veux trouver un processus différent pour chaque projet ", poursuit-il.
Aurélien Bory à Avignon, juillet 2016
 (LH / Culturebox)
Il a donc pris son temps pour élaborer son spectacle. D'abord il a lu toute l'œuvre de Perec. Il a aussi rencontré certains de ces proches : sa femme, sa nièce. Et aussi des auteurs, des biographes. Un véritable plongeon dans une œuvre, et dans une vie. "C'est à la fois un projet au long cours, mais même temps avec un besoin d'urgences", affirme le metteur en scène. "J'étais sur d'autres projets, et en même temps il était là, par bribes. Alors j'ai eu besoin de faire des brouillons", explique Aurélien Bory. "Comme je n'avais pas de temps, ça ne pouvait être que des brouillons, des sortes d'arrachements de formes", poursuit-il. "Et en plus je trouvais ça intéressant comme forme sachant que Perec est à la fois dans l'urgence, et dans le long cours. Il ne faut pas oublier qu'il est mort à 46 ans".

Il commence donc en 2008 par une "petite forme", avec les élèves de l'Atelier volant, le dispositif d'insertion professionnel pour jeunes comédiens du Théâtre National de Toulouse. Puis il s'y remet en sous forme d'un "laboratoire de recherche" dont le travail débouche sur les "Brouillons", présentés au TNT en 2015.

Disparition et Oulipo

Perec a perdu sa mère quand il avait 5 ans, le 22/02/1943. "A la manière d'un artisan ou d'un artiste qui dissimule des éléments dans leurs réalisations, Perec a crypté la disparition de sa mère dans toute son œuvre. Il y a une forme de folie là-dedans.", explique Aurélien Bory. "Dans "Espèces d'espaces', Perec raconte la disparition de l'espèce, et la disparition de l'espace". "Sa mère s'est volatilisée. Il y a cette notion de traces. Perec cherche à inscrire quelque chose dans l'espace", poursuit le metteur en scène. "Il cherche à laisser une trace par l'écriture".

"J'aime chez Perec qui a beaucoup fréquenté l'Oulipo, le goût mathématique des contraintes formelles qu'il se fixe qui sont des prétextes à décupler l'imaginaire", confie Aurélien Bory. Comment donner une forme théâtrale à cette construction littéraire ? Comment inscrire ces "traces" au théâtre ? C'est ce qu'Aurélien Bory a tenté de faire, ce à quoi il a travaillé, en s'émancipant du texte de Perec. "Je suis parti du vide de l'espace scénique". Aurélien Bory a exploré cet espace avec 5 artistes d'horizons divers, du cirque au chant lyrique. "Leurs entrées dans l'œuvre sont autant d'éclairages", précise le metteur en scène.  "Il s'agit de s'insérer dans l'espace, de chercher à habiter cet espace vide inhabitable", insiste-t-il.  "Je n'ai pas cherché à adapter ce texte, mais à trouver des points de jonction, des coïncidences avec l'œuvre de Perec", poursuit Aurélien Bory, qui confie avoir conçu ce spectacle "comme une pérégrination", nous invitant à cheminer avec Perec.

Une équipe de France 3 Atlantique a suivi Aurélien Bory au Festival d'Avignon. Rencontre...

Reportage : E.Aubron / D.Leroy / M.Magdaleine / C.Massé

"Espæce", conception, scénographie et mise en scène d'Aurélien Bory, avec Avec Guilhem Benoit, Mathieu Desseigne Ravel, Katell Le Brenn, Claire Lefilliâtre, Olivier Martin-Salvan. 
A l'Opéra Grand Avignon tous les jours à 18H00 jusqu'au 23 juillet
Festival d'Avignon

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