"Des journées entières dans les arbres" à la Gaîté-Montparnasse : Marguerite Duras élevée au rang de classique
Et justement, "Des journées entières dans les arbres" a été successivement une nouvelle (publiée en 1954), une pièce (de 1965, mise en scène par Jean-Louis Barrault), un film (de Duras elle-même en 1977, après reprise de la pièce deux ans plus tôt).
C’est Madeleine Renaud qui tenait le rôle de la mère, le fils de 1965 étant Jean Desailly, celui de la reprise et du film Jean-Pierre Aumont. On le dit car Desailly et Aumont étaient notoirement plus âgés que Nicolas Duvauchelle, et Madeleine Renaud, en 1977, que Fanny Ardant. On le dit aussi car il y avait à l’époque (les années 60 et 70) un "style Duras" (même quand elle était mise en scène par des pointures telles que Barrault), que la dame imposait sans doute (et particulièrement dans ses films): phrases prononcées "à blanc", longs silences, postures hiératiques, quelque chose d’intellectuel et de sensuel (qui pouvait parfois tourner à la caricature, voir son film "Le camion", qu’elle jouait elle-même avec Depardieu). De sorte que le spectateur était à la fois exaspéré et fasciné, balançant entre un léger ennui et une écoute attentive car Duras avait le génie de rendre le charnel cérébral, ou l’inverse.
Pourquoi ce préambule ? Parce que l’on va fêter ce 4 avril le centenaire de Marguerite D. Et qu’une des vertus – sans doute la principale - de Thierry Klifa et de ses acteurs est de nous présenter ce qui s’apparente désormais à un classique du théâtre. Pour moi qui avais vu et la reprise de 1975 (sur cet immense plateau du théâtre d’Orsay, qui n’était plus une gare et pas encore un musée) et le film, c’est une vraie (re)découverte.
Il est vrai que de l’eau a passé sous les ponts. A l’époque il manquait bien des pièces au puzzle Duras (à commencer par "L’amant") Aujourd’hui on peut remettre "Des journées entières dans les arbres" dans la continuité d’une œuvre, mieux en ressentir la dimension autobiographique, la lier à "L’amant" et, davantage (aussi par le film de Rithy Panh avec Huppert et Gaspard Ulliel) à "Un barrage contre le Pacifique". Car les personnages sont les mêmes, le frère et la mère de Marguerite D.
L’histoire de "Journées entières dans les arbres" est celle d’une femme qui revient en métropole (on est à la fin des années 50) pour voir son fils préféré, celui qui, enfant, passait, dans leur grande propriété du bout du monde (l’Indochine jamais nommée), "des journées entières dans les arbres à contempler les oiseaux" au lieu d’aller à l’école. La femme est riche (dit-elle) Elle revient avec ses bijoux en or et des liasses de billets. Le fils est joueur, il a déjà ruiné sa mère, c’est un séduisant raté, gigolo dans un dancing, flanqué d’une petite de l’Assistance Publique, "idiote et inculte", qu’il a déjà voulu larguer : elle travaille avec lui, dans sa jupe rouge très légère d’entraîneuse, elle finira par partir. La mère repartira aussi au petit matin, "pour 32 heures de voyage", laissant l’argent, les bijoux, à ce fils indigne et tellement aimé qui s’empressera de les jouer au baccarat.
Et l’on entend une pièce d’une langue souple et belle, très claire, très charnelle, très vivante, juste (et implacable) de sentiments, meublée d’images fortes, avec des personnages complexes, et montée au plus près de ce qui est dit et de ce qui est vécu par eux. Il y avait évidemment quelques dangers – mais Klifa les évite le plus souvent. Qu’Ardant, par exemple, fasse un numéro de star. Piège évité : elle n’en a pas besoin, son personnage est suffisamment riche.
Elle est aidée aussi par le fait qu’elle ressemble aussi peu que possible à Madeleine Renaud. Elle met en cette mère la fougue, l’ardeur, le recul sur elle-même; sincère, mythomane ou sachant qu’elle l’est, elle couvre bien toutes les facettes du rôle. Ses grommellements, quand elle est seule en scène (car il y a aussi de l’humour dans la pièce), sont très réussis. A peine quelques baisses de rythme et des "hein !" en fin de phrases qu’il faudrait vraiment qu’elle gomme.
Agathe Bonitzer, en jeune entraîneuse, est très juste, trouvant l’évolution d’un personnage qui, d’effacé, devient essentiel. C’est Bulle Ogier qui la jouait dans le film et à la reprise et, face à un Jean-Pierre Aumont pâlichon, cela équilibrait autrement l’histoire…
Reste le cas de Nicolas Duvauchelle. On sait, depuis "Le petit voleur" (il avait 18 ans à peine), combien la caméra l’aime. Mais il n’a jamais pu se départir d’un défaut – rédhibitoire au théâtre : une diction sourde que la tessiture grave de sa voix n’arrange pas. Surprise heureuse (beau travail de l’acteur) : on le comprend cette fois quasi parfaitement. Il tient plutôt bien sa place (était-il utile à Klifa de renforcer par un baiser sur les lèvres le côté incestueux de la relation mère-fils, que le texte sous-tend suffisamment ?) Manquent pourtant la méfiance, la haine même, du garçon pour cette mère étouffante: on croit pendant toute la pièce que la visiteuse se contente de déranger ses petites habitudes.
On découvre seulement sur la fin (dans une scène avec Agathe Bonitzer où Duvauchelle, dans un accès de colère, retombe dans ses défauts : on ne comprend rien à ce qu’il dit) la violence mauvaise de ses sentiments. Semi-échec (ou semi-réussite) pour lui, dans cette œuvre où les femmes, finalement, ont un rôle majeur (avec aussi, souvent évoqué par la mère, le personnage de la sœur resté là-bas, laide mais amoureuse, qui ressemble tellement à Duras elle-même….).
Dernière image, depuis le café d’en face après la représentation : Fanny Ardant prenant son taxi, joyeuse et sautillante comme une gamine (plus du tout comme une mère castratrice !), avec son lourd sac à main et ses lunettes noires (de star, forcément).
"Des journées entières dans les arbres" à la Gaité-Montparnasse à Paris
26, rue de la Gaîté 75014 Paris - Tél. 01 43 20 60 56
Jusqu'au 30 mars 2014
Du mardi au samedi à 21h
Matinée le dimanche à 15h30
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