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"On s'est appliqués à ce qu'il n'y ait pas une phrase normale" : comment le Splendid a créé la pièce culte "Le père Noël est une ordure"

Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13 min
Thierry Lhermitte et Bruno Moynot lors d'une réprésentation du "Père Noël est une ordure", en mars 1980. (MOURTHE / SIPA)

Il y a quarante ans, entre la sortie des deux premiers volets des "Bronzés" au cinéma, la troupe du Splendid s'est retrouvée pour écrire cette pièce au cours de l'année 1979.

"Ça dépend, ça dépasse", "oh Thérèse ! Une serpillière ! C'est formidable, fallait pas", "c'est fin, c'est très fin, ça se mange sans faim"… Le père Noël est une ordure regorge de citations devenues cultes. Quarante ans après la première représentation de la pièce au théâtre, le 17 octobre 1979, elles résonnent encore dans les têtes de plusieurs générations : celles qui ont découvert les aventures de Zézette, Félix, Katia, Thérèse, Pierre et monsieur Preskovic sur les planches ou au cinéma, et celles qui ont pénétré dans les locaux de SOS Détresse Amitié via la VHS ou les innombrables rediffusions sur le petit écran. L'œuvre a désormais sa place au panthéon de l'humour français. Et pourtant, le soir de la première, les principaux intéressés n'en menaient pas large.

"Au bout de huit jours, j'ai dit non"

Après le succès des Bronzés (2,2 millions de spectateurs) en 1978, adaptation de leur pièce Amours, coquillages et crustacés, les membres du Splendid s'attellent à l'écriture d'une nouvelle pièce pour leur café-théâtre éponyme, situé au 10 rue des Lombards, dans le 4e arrondissement de Paris. Comme à chaque fois qu'ils se lancent dans un projet, ils se réunissent un peu chez les uns, un peu chez les autres. "Chez Thierry [Lhermitte], Christian [Clavier] et Marie-Anne [Chazel]", se souvient pour franceinfo Bruno Moynot, qui interprète l'inoubliable monsieur Preskovic.

"Plutôt chez Bruno et Josiane [Balasko]", se remémore quant à elle Marie-Anne Chazel, qui joue Zézette, cette SDF à la dentition proéminente, enceinte d'un père Noël violent et accrochée à son chariot de supermarché : "On voulait écrire sur quelque chose qui se passe quand les gens sont le plus heureux, en famille, mais on voulait s'intéresser aux gens qui ne le sont pas." La période de Noël s'impose facilement. La troupe observe aussi l'émergence des services d'écoute téléphonique venant en aide aux personnes seules ou désespérées, comme SOS Amitié, apparu dans les années 1960. "C'était une époque où ce genre de centres d'appels se développaient", se rappelle l'actrice.

Pourquoi ne pas mélanger ces deux idées ? Le concept de départ est trouvé, le travail peut commencer, au début de l'année 1979. Mais il doit s'interrompre pendant quelques semaines pour tourner la suite des Bronzés. Un deuxième opus pas forcément désiré par la troupe – notamment par Michel Blanc, qui ne participe pas à l'écriture du film –, mais vivement encouragé par le producteur Yves Rousset-Rouard.

Dès cette époque, il pousse en effet chez l'interprète de Jean-Claude Dusse des désirs d'indépendance. Désirs qui vont se matérialiser très rapidement lors de l'écriture du Père Noël est une ordure, pièce dans laquelle Michel Blanc ne jouera finalement pas. "Au départ, pendant huit jours, le concept de base, on l'a travaillé ensemble et, au bout de huit jours, j'ai dit 'non'. Non que je n'aie pas trouvé ça bien, mais je voulais voler de mes propres ailes. Avec le recul, c'est ce qui a été le mieux", explique l'acteur dans le documentaire Des Bronzés au Père Noël, la folle histoire du Splendid diffusé en 2016 sur D8.

Michel avait envie de vivre sa propre histoire.

Marie-Anne Chazel, comédienne

à franceinfo

"J'ai pu être triste car il était tellement créatif, confie Marie-Anne Chazel. J'ai ressenti son absence surtout dans les dialogues, mais il n'y avait pas d'obligation à rester fidèle au groupe envers et contre tout." "Cela n'a pas posé de problème, on était un groupe mais chacun avait le droit de vivre sa vie de son côté, confirme Bruno Moynot. Il n'y avait pas de malaise, tant qu'on n'obligeait pas la troupe à arrêter un projet. C'est pour cela qu'on a tenu longtemps." La troupe n'en tiendra pas rigueur à Michel Blanc puisqu'au moment de l'adaptation au cinéma, la bande lui réservera une apparition vocale mémorable : la scène du pervers qui insulte Thérèse au téléphone, devenue culte.

Le vrai Félix "voulait buter tout le monde"

Pour écrire la pièce, la troupe s'astreint à un rythme de travail quotidien. "On se retrouvait en début d'après-midi et on écrivait plusieurs heures, jusqu'à 18 heures. Au début, il y avait toujours un moment où on racontait tout et n'importe quoi", décrit Bruno Moynot. Pour dépeindre la galerie de personnages qui vont se croiser dans le bureau de SOS Détresse Amitié, les amis n'ont pas à chercher bien loin. Pour le personnage de Pierre Mortez, le bénévole pétri de bonnes intentions mais à l'insulte facile, Marie-Anne Chazel donne la piste : "Mon père avait un peu travaillé dans une organisation de ce genre, créée par un pasteur suisse. Je me souviens qu'il était tout à fait interdit de recevoir les gens, de donner des rendez-vous. Toute la communication devait se faire exclusivement par téléphone. Pour éviter, justement, ce que l'on a décrit – en exagérant – dans la pièce", raconte-t-elle dans le livre Génération Père Noël d'Alexandre Grenier (Belfond). En revanche, le fameux "c'est celaaa, oui" est un tic de langage chipé à leur agent artistique de l'époque.

Pour le personnage de Félix, le père Noël alcoolique et violent, Bruno Moynot pioche chez une connaissance. André Presse est "un ami" de la mère de Josiane Balasko, assure Alexandre Grenier dans son ouvrage. Mais lorsqu'il levait un peu trop le coude, il devenait incontrôlable et "voulait buter tout le monde".

Il annonçait qu'il se suicidait tous les trois jours. Il était capable de s'accrocher à la poignée de la fenêtre avec sa ceinture et de déclarer : 'Je vais me buter !'

Bruno Moynot, acteur

dans le livre "Génération Père Noël"

Ce monsieur Presse servira aussi de base pour l'impayable et envahissant monsieur Preskovic, son kloug et ses spotsis "d'Osijek" ("des doubitchous de Sofia" dans le film). Pour inventer ces infâmes pâtisseries, Josiane Balasko s'inspire de spécialités locales goûtées lors d'un voyage dans la ville natale de son père en Yougoslavie. Bruno Moynot admet sans peine être moins médiatisé que les autres mais affirme que ce rôle lui colle à la peau, tout comme celui de Gilbert dans Les Bronzés font du ski. "Ils m'ont fait confiance, je faisais la régie des spectacles au départ, mais ce rôle de monsieur Preskovic est venu un peu naturellement. Il me fallait un rôle intermittent pour pouvoir continuer à officier en régie et régler le son et les lumières."

Marie-Anne Chazel, alias Josette, dans la pièce "Le père Noël est une ordure", en mars 1980. (MOURTHE / SIPA)

Autre personnage haut en couleur de la pièce, Josette, dite Zézette. Cette clocharde enceinte jusqu'aux yeux est née de la fusion de deux personnages : l'adolescente d'Affreux, sales et méchants d'Ettore Scola en 1976, "un film trash et désopilant", selon Marie-Anne Chazel, et une SDF réelle qui "se promenait avec son Caddie et transportait des bouteilles de verre pour toucher la consigne".

La sainte-nitouche qui cache son jeu, Thérèse, est inspirée d'une des tantes de Josiane Balasko, "une bigote bon teint", relate le livre Génération Père Noël. Enfin, pour compléter le tableau, la troupe ajoute un travesti. "Facile, on n'avait qu'à sortir dans la rue et aller chez Taraire [un restaurant où l'équipe avait ses habitudes], on disait bonjour à dix dames qui se rasaient deux fois par jour", sourit Marie-Anne Chazel. Le décor est planté, les personnages couchés sur le papier, il ne reste plus qu'à secouer et ouvrir les vannes.

"Il faisait une Katia absolument abominable"

La bande fonctionne de manière collégiale : il n'y a pas de chef, même si Christian Clavier et Thierry Lhermitte font plus souvent office de scripts. "On avait une écriture collective, résume Marie-Anne Chazel. On n'avait aucune théorie et aucun esprit de compétition, chacun avait sa particularité." A Clavier, le sens de la structure et de l'organisation de la pièce. A Jugnot, les gags. Lhermitte, lui, n'a pas son pareil pour trouver des blagues et des canulars.

Au départ, les rôles écrits ne sont pas attribués. Ainsi, la prude Thérèse est à deux doigts de tomber sur Marie-Anne Chazel. Mais la Gigi des Bronzés a envie de changement et s'imagine plutôt en Josette. "Je voulais un autre type de rôle et il fallait que je trouve ce personnage de débile légère", explique-t-elle. Et pour entrer dans la peau du personnage, les détails comptent, notamment les accessoires. "Il fallait que Josette ait un détail qui la rende encore plus fragile", se souvient-elle. Elle demande alors à son dentiste de lui confectionner ce dentier qui lui donne un côté équin.

Je me suis sentie bien dans ce rôle à partir de ce moment-là.

Marie-Anne Chazel

à franceinfo

C'est donc Josiane Balasko qui hérite du rôle de Thérèse. Mais elle doit déclarer forfait, embarquée dans deux autres projets : sa pièce Bunny's Bar, prévue en ouverture du Père Noël est une ordure, et son adaptation au cinéma par Jean-Marie Poiré sous le titre Les hommes préfèrent les grosses. Pour ne pas risquer la surchauffe, elle cède la place. Comme Michel Blanc, elle reviendra pour participer au film, dans un rôle écrit sur mesure pour elle, celui de madame Musquin, l'acariâtre voisine coincée dans l'ascenseur. C'est finalement une de ses amies, Anémone, qui enfile la robe de Thérèse, alors qu'elle ne fait pas partie de la troupe.

Christian Clavier, alias Katia, dans la pièce "Le père Noël est une ordure", en mars 1980. (MOURTHE / SIPA)

C'est Christian Clavier qui souffle l'idée d'embaucher Anémone, avec qui il joue au cinéma au même moment dans Je vais craquer. "On l'adorait comme comédienne, elle a une nature fabuleuse", s'enthousiasme Marie-Anne Chazel. S'il fait partie du noyau dur de la pièce, Christian Clavier rate les premières représentations, accaparé par son tournage. Lui aussi a la volonté de voler de ses propres ailes et de se démarquer de la troupe. Dans un premier temps, Katia le travesti sera donc joué par Roland Giraud, qui gravite alors autour du Splendid.

Dans le livre d'Alexandre Grenier, Marie-Anne Chazel évoque les différences entre les deux acteurs. "[Roland] faisait une Katia absolument abominable, parce qu'il chausse du 48 et qu'il est carré ! On avait réussi à lui trouver une robe en taille 58 chez un fripier. Au contraire de Christian, qui était très mince, et avec ses jambes fines, faisait une Katia touchante, Roland, lui, avait des allures de déménageur qui tapine… Avec lui, il y avait un côté purement burlesque, farce, alors qu'avec Christian c'était plus tragique, plus pathétique. Pareil pour la scène de la danse : avec Roland, c'était très comique, avec Christian il y avait une gêne qui naissait tout de suite. Parfois, on a senti Thierry mal à l'aise."

Les deux hommes vont donc se succéder dans la peau de Katia. Mais, à l'origine, pour jouer ce travesti qui cherche désespérément de la compagnie, tout le monde ne voyait qu'une personne : Gérard Jugnot. "On voulait qu'il fasse Katia, mais il ne voulait pas se raser la moustache à cette époque-là, donc ce n'était pas possible (…). Mais d'imaginer un travesti avec le physique de Jugnot, ça nous explosait, et je pense que c'est un regret général", reconnaît Thierry Lhermitte dans le documentaire diffusé sur D8.

"On était sciés de voir les gens rire"

En quelques semaines, entrecoupées par le tournage des Bronzés font du ski, la pièce est ciselée. Sans trop de difficultés, selon les intéressés. "On avait déjà de la bouteille, plus de métier, cela n'a pas été quelque chose de laborieux", se souvient Marie-Anne Chazel. Pourtant, devant le produit fini, la troupe doute. "Par rapport aux Bronzés, le décalage du Père Noël, je pensais que ça n'intéresserait personne, que personne ne percuterait", se rappelle Thierry Lhermitte. "On s'est appliqués à ce qu'il n'y ait pas une phrase complètement normale", concède l'interprète de Pierre.

Le titre a d'ailleurs été longuement débattu. Au départ, il est encore plus provocateur : Le père Noël s'est tiré une balle dans le cul. Des réticences surgissent. Toucher à la figure du père Noël reste tabou. La troupe tombe d'accord sur Le père Noël est une ordure, ce qui engendrera quelques complications au moment de l'adaptation au cinéma par Jean-Marie Poiré. Ainsi, lors du tournage, l'équipe devra changer le titre de travail en Les Bronzés fêtent Noël pour obtenir les autorisations de filmer dans Paris. Autre anecdote : à la sortie du film, "un exploitant de salles à La Ciotat avait modifié l'affiche en écrivant '(pas le vrai)' après Le père Noël est une ordure", raconte le producteur Yves Rousset-Rouard.

Anémone, alias Thérèse, et Thierry Lhermitte, alias Pierre Mortez, dans la pièce "Le père Noël est une ordure", en mars 1980. (MOURTHE / SIPA)

Mais avant de songer à un film, encore faut-il que le succès soit au rendez-vous sur les planches. Les répétitions sont parfois compliquées face à l'incertitude sur le potentiel comique de la pièce. Pourtant, le 17 octobre 1979, pour la première, les 180 places du théâtre du Splendid sont occupées. Et les premiers rires ne se font pas attendre. "On était sciés de voir les gens rire de la première réplique jusqu'à la dernière et de choper cet humour super particulier", raconte Thierry Lhermitte.

Le sujet est totalement différent des Bronzés. On faisait rire avec du sordide, on a bien fait d'aller jusqu'au bout.

Bruno Moynot, comédien

à franceinfo

La pièce est même victime de son succès. Le Splendid devient trop étroit pour le public qui se masse tous les soirs. La troupe déménage donc à partir de janvier 1980 pour une salle plus grande, le théâtre de la Gaîté-Montparnasse. Ils y jouent pendant un an et partent en tournée dans toute la France. Cette année-là, Yves Rousset-Rouard organise même pour l'occasion la première captation d'une pièce de théâtre. C'est également lui qui incite à adapter celle-ci au cinéma trois ans plus tard. L'idée lui vient alors qu'il prépare la Coupe de l'America avec le bateau France III en Floride, au début des années 1980. Le producteur, qui a aussi lancé sa société productrice de VHS Régie Cassette Vidéo, a emmené dans ses cartons certains films de son catalogue, dont cette captation. "Tous les soirs, l'équipage de France III regarde la pièce. C'est là que je prends conscience de son potentiel", raconte-t-il à franceinfo.

Les comédiens du film "Le père Noël est une ordure", sorti le 25 août 1982 en France. (JEAN-PIERRE FIZET / SYGMA / GETTY IMAGES)

Si le long métrage rassemble 1,6 million de spectateurs dans les salles, il n'acquiert son statut de film culte que grâce à la cassette VHS et au gré des rediffusions sur le petit écran. Quarante ans plus tard, les amis du Splendid reçoivent encore de nombreuses demandes pour des adaptations de la pièce par des amateurs ou des troupes plus confirmées. "Ça signifie que le texte est vivant", se réjouit Marie-Anne Chazel.

Elle, comme ses camarades, qui n'ont pas tous pu répondre à franceinfo en raison de leur emploi du temps, ne se lasse pas que le sujet revienne sur la table ou qu'on leur ressasse les répliques mythiques. "Ça ne m'embête plus, on a vécu un truc de dingue. Avoir des gens de 13, 14 ans qui vous en parlent, ça fait plaisir. On est dans une époque un peu 'Kleenex' où on passe vite d'une chose à l'autre, on est devenus des dinosaures. Ça a un côté réconfortant. Ce n'est pas possible de ne pas être reconnaissant."

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