"Les Paravents" de Jean Genet à l'Odéon, une saga tragique et burlesque sur la guerre d'Algérie, mais pas que

Dans la mise en scène d'Arthur Nauzyciel, "Les Paravents" dure quatre heures. Mais quatre heures d'un théâtre magique, funeste, carnavalesque, politique et poétique.
Article rédigé par Christophe Airaud
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7min
"Les Paravents" de Jean Genet Mise en Scéne d'Arthur Nauzyciel au Théatre de l'Europe. Odéon (PHILIPPE CHANCEL)

Jusqu'au 19 juin 2024, sur la scène du théâtre de l'Europe Odéon se joue Les Paravents de Jean Genet dans une mise en scène d'Arthur Nauzyciel. Sur le plateau, un grand escalier blanc, du marbre pour y graver la folie humaine.

"Enfilez vos souliers. Et dansez ! Dansez ! Dansez encore madame. La fête est là", déclare Saïd, le fils maudit qui sera le voleur et le traître de l'histoire. Cette invitation à la danse quand tout est déréglé, tout est perdu, résume le propos de Jean Genet. Écrit en 1958, en pleine guerre d'Algérie, le texte est un pamphlet contre les guerres, un récit onirique offert aux morts et une épopée de plus de 110 personnages. Des colons ridicules, des militaires exaltés, des putains irrespectueuses et un traître qui sera le seul sauvé. Indispensable en temps de paix égratignée.

Les Paravents : la guerre et ses morts

Résumer les huit heures du texte original, réduites à quatre heures pour cette mise en scène, tout comme raconter les parcours des 110 personnages que compte cette pièce, serait illusoire. Passons par ce que n'est pas cette tragédie burlesque. Ce n'est pas une pièce documentaire sur la guerre d'Algerie. Ce n'est pas un réquisitoire contre l'Armée française. Les militaires sont ridicules mais les combattants de l'indépendance ne sont pas idolâtrés. Les colons ventrus pensent encore que l'Algérie profite des dons de la France, mais ne se soucient, comme de vieux désespérés, que de leurs roseraies. Les patrons sont esclavagistes mais les colonisés pactisent avec l'envahisseur. Même les putains se plaignent. La guerre embarrasse le commerce des corps et des plaisirs payants. Les damnés sont miséreux et puants, ils errent dans les décharges, la laideur est leur croix.

Jean Genet disait lui-même de sa pièce, comme un contre-pied : "Les Paravents sont une méditation sur la guerre d’Algérie". Une méditation ou une réflexion sur ses huit années appelées longtemps "une opération de police" avant d'être déclarées guerre. Une méditation aussi sur ces corps torturés, déglingués, disloqués, sur les souffrances et les tueries. Le théâtre de Genet est un théâtre des mots mais surtout des corps. Un théâtre de la folie et de la douleur. Après l'entracte, le spectateur entre dans le royaume des Morts. On y rit, on cancanne, on se surprend à croiser son assassin et à pactiser avec l'ennemi. La Mort est la même quelque que soit son camp d'antan. Un fou rire envahit cette assemblée de fantômes. Peu à peu, lentement, le public embarrassé se soumet à la magnifique troupe et comprend que le rire du désespoir est la volonté de ce théâtre.

Arthur Nauziciel et Genet 

Le plateau est occupé par cet immense escalier blanc. Unique et seul décor. Encombrant et magnifique. Saîd, le premier personnage à apparaître surgit au loin, de nulle part. Il marche en équilibre instable comme sur un fil imaginaire. Nauziciel connaît son Genet et sait l'amour que l'auteur portait à son amant Abdallah Bentaga, jeune funambule qui se suicida à l'âge de 27 ans. Genet écrira pour lui : "Mais veille de mourir avant que d’apparaître, et qu’un mort danse sur le fil."

Plus tard, toujours sur ces marches d'un temple de théâtre, d'autres personnages vont se tordre dans des pantomimes à couper le souffle. Il serait injuste de citer telle comédienne ou tel comédien. Dans ce décor grandiose et minimal, c'est une troupe qui offre la langue de Genet.

"Les Paravents" de Jean Genet Mise en Scéne d'Arthur Nauzyciel au Théatre de l'Europe. Odéon (PHILIPPE CHANCEL)

Arthur Naucyciel a choisi Genet ainsi pour le plaisir du jeu et des mots. Il déclare dans le programme : "C’est une pièce qui fête le théâtre, qui en célèbre la langue, les corps, et qui invite d’une manière ou d’une autre au soulèvement, à l’insurrection. Le théâtre de Genet est un appel au changement, à la lutte, mais à la rêverie aussi.". Retour de la guerre, de la lutte qui guettait toujours présente. Poétique et politique.

Genet sentait le soufre. Homosexuel, révolté, alcoolique et drogué, enfant de l'assistance, il se dira lui-même maudit. Prostitué, il disait : "Un temps je vécus du vol, mais la prostitution plaisait davantage à ma nonchalance. J'avais vingt ans". Que son théâtre attire, aimante le scandale est donc naturel. Les paravents en sera un des symboles.

Un peu d'Histoire

Le 21 avril 1966, déjà à l'Odeon se joue la première des Paravents, dans une mise en scène de Roger Blin. La guerre d'Algérie n'est terminée que depuis quatre ans. Colonisateurs et décolonisateurs s'affrontent toujours et pour longtemps encore. Il faudra attendre huit jours après la première pour que l'Odéon s'enflamme et connaisse un scandale comme le théâtre aimait en provoquer.

Face-à-face. L'extrême-droite et les paras qui accusent auteur et metteur en scène d'insulter la Nation. Les militaires se sentent humiliés, ridiculisés. Ils le sont. Le monde de la culture dénonce la censure et défend Genet. Daniel Cohn-Bendit recruté par l'Unef défend l'Odéon et se souviendra surtout de Maria Casarès qui lui claque la bise en remerciement. Deux ans avant 68 : l'Odéon en précurseur du mois de Mai.

Mais il faudra André Malraux en personne, pourtant ministre du Président Pompidou pour déclarer le cessez-le-feu de cette mini-insurrection théâtrale, au perchoir de l'Assemblee, le 26 octobre 1966. Prenant aux mots les opposants aux Paravents et à son auteur : "Il donne, dit-on, le sentiment qu'on est en face d'une pièce antifrançaise. Si nous étions vraiment en face d'une pièce antifrançaise, un problème assez sérieux se poserait. Or, quiconque a lu cette pièce sait très bien qu'elle n'est pas antifrançaise. Elle est antihumaine. Elle est anti-tout. Genet n'est pas plus anti-français que Goya anti-espagnol".

Antihumaine autant qu'humaine, antitout autant que reflet de la vie des sociétés actuelles, Les paravents monté par Arthur Nauzyciel, sa troupe et le Théâtre de l'Europe Odéon est une leçon d'une histoire qui, hélas, pourrait bien rapidement se répéter. À voir et à méditer comme disait Genet.

"Les Paravents" de Jean Genet, mise en scène d'Arthur Nauzyciel à l'Odéon, Théatre de L'Europe. Jusqu’au 19 juin 2024.

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