"Les Démons" à la Comédie-Française : espoirs et errances d'une jeunesse assoiffée de pouvoir

Entre folie, frénésie et terrorisme, le roman de Dostoïevski, adapté au théâtre par Guy Cassiers à la Comédie-Française interroge sur la marche de l'histoire. Quelle route prendre pour changer le monde ? Révolution, dictature, meurtre, grand incendie, un tableau digne de 2024.
Article rédigé par Christophe Airaud
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 4 min
"Les Démons" de Guy Cassiers à la Comédie-Française. La vidéo au centre de la mise en scène. (CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE)

En 2021, "Les Démons" de Fiodor Dostoïevski entrait au répertoire de la Comédie-Française. Guy Cassiers adaptait ce texte dans une mise en scène mêlant élégance du classicisme et dispositif vidéo innovant. La pièce revient jusqu'au 21 juillet 2024 sur la scène de la salle Richelieu, toujours à la Comédie-Française. L'occasion de vérifier une fois de plus l'actualité de ce texte qui, depuis 150 ans, interroge sur les possibles ou impossibles changements politiques et les luttes de générations qui se succèdent et s'opposent interminablement.

L'histoire dérape avec les démons

"Les Démons" est un roman-fleuve. Mille pages de l'écrivain russe Dostoïevski écrites à partir de 1871. Albert Camus au théâtre en 1953 lui avait donné comme titre "Les Possédés" par une traduction hasardeuse. Pourtant, ces deux mots racontent l'essence de ce monstre littéraire. En 1853, Dostoïevski renvoyait dos à dos les exaltés de la Révolution, les tièdes partisans du changement, réforme après réforme, et une jeunesse nihiliste voulant faire table rase de ses ancêtres. Ils ont donc tous pour le Russe, "des démons" en eux mettant en danger la stabilité des sociétés.

Les protagonistes, qu'ils soient sans foi, ni loi ou hésitant à renverser le vieux monde sur la grande scène de Richelieu se débattent pour trouver leur route. Avec la saveur de ces noms russes, revue d'effectif.

Piotr Stépanovitch Verkhovensky est l'agitateur prêt à tout, jusqu'à la terreur et le meurtre. À ses côtés, le charismatique Nikolaï Vsévolodovitch Stavroguin refuse le rôle de l'homme providentiel, et libertine désespérément. Ivan Pavlovitch Chatov, a la justice pour toute ambition et s'éloigne des combats flirtant avec les alcools. Ce petit monde se consume sous les yeux des anciens déroutés et le spectateur observe leur quête, sentant le grand incendie final menaçant.

Albert Camus, pour qui c'était un livre prophétique, le résumait ainsi : "Pour moi, Dostoïevski est d'abord l'écrivain qui, bien avant Nietzsche, a su discerner le nihilisme contemporain, le définir, prédire ses suites monstrueuses, et tenter d'indiquer les voies du salut. (…) Nous savons à présent que les héros de Dostoïevski ne sont pas d'étranges créatures absurdes – nous leur ressemblons, nous partageons une même âme." Le roman de Dostoïevski est souvent qualifié d'annonciateur des grandes dictatures du XXe siècle. En 1953, pour Camus, la prophétie se rapprochait de la réalité et en 2024, encore et toujours, ces signes se reconnaissent comme tels.

Les écrans, vidéosurveillance de la mutinerie

Pour raconter ces chaos, Guy Cassiers, le metteur en scène belge, a choisi de s'allier la vidéo. Sur scène, une verrière sur laquelle la pluie ruisselle, perpétuelle. Le dehors frigorifié et désert est aperçu par les grandes fenêtres d'un appartement aristocratique baignant dans une lumière crépusculaire. Nous sommes dans une province inconnue de la Russie. Une scénographie magnifique pour un stratagème de théâtre. Le décor est planté, quand trois écrans descendent des cintres. La modernité débarque, discrète, sans "les tambours et trompettes" habituels de certains metteurs en scène exubérants. Par ce dispositif, ainsi nul face-à-face des comédiens. De dos, de profil, de face, ils s'adresseront à des caméras discrètes. Le dialogue sera en image sans perdre de sa chair.

La vidéo au centre du dispositif de Guy Cassiers à la Comédie-Française. (CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE)

Dans ce clair-obscur, les acteurs sont pris au piège, surveillés, épiés sans jamais se toucher, s'étreindre. Comment ne pas penser à un monde moderne dominé par une image intrusive et punitive ? Mais chez Cassiers, la dénonciation n'empêche pas l'humanité. Le spectateur semble entendre les méandres de la pensée de chaque personnage, parfois pénétrer dans ces cerveaux malades. C'est la force des mises en scène de Guy Cassiers, il utilise l'image avec élégance, démontrant la solitude des personnages. Qu'ils soient bouffons ou égarés, qu'ils s'interrogent sur le religieux ou le politique, leur flot de parole en gros plan sur ces écrans fascine autant qu'il inquiète.

Une performance d'acteur en déséquilibre constant

Un dispositif périlleux pour le spectateur qui connaît trop bien l'attraction de l'image sur le réel. Mais aussi pour les acteurs et actrices. Guy Cassiers dans le programme explique : "La difficulté pour eux, c'est qu'ils ne jouent jamais directement avec leur partenaire, les yeux dans les yeux pour ainsi dire, tout en sachant que le spectateur, par le truchement des images, peut avoir cette impression." Il fallait la force des comédiens du Français pour s'acquitter ainsi de cette obligation.

La révolte se fomente sur la scène de la Comédie-Française avec "Les Démons", mise en scène de Guy Cassiers. (CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE)

Sur scène, deux clans de personnages s'affrontent, deux générations d'acteurs aussi. Tous avec brio. Pour les Anciens, Dominique Blanc sobre et assurée se débat dans le chaos et Didier Sandre dépassé et ridicule surnage dans la défaite. Avec les Modernes, Jérémy Lopez, Christophe Montenez et Stéphane Varupenne, la jeune garde s'égare, perd pied. Les femmes du roman, Suliane Brahim, Jennifer Decker et Claïna Clavaron tentent vainement d'accompagner cette fuite en avant trop masculine.

Dominique Blanc et Didier Sandre dans "Les Démons", mise en scène Guy Cassiers, à la Comédie-Française. (CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE)

La troupe en ordre dispersé sert ce texte d'une ampleur sans fond, cette fin d'un monde qu'elle affronte tête haute et comme le dit le metteur en scène : "Dostoïevski n'offre pas de solution, mais nous invite à chercher une nouvelle morale, que ce soit dans le champ religieux, philosophique ou politique."

"Les Demons" d'après Fiodor Dostoïevski
Adaptation Erwin Mortier
Traduction Marie Hooghe
Mise en scène Guy Cassierss jusqu'au 21 juillet 2024 à la Comédie-Française

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