La Comédie-Française réhabilite "Bajazet", tragédie cruelle de Racine
Celui qui tire les ficelles dans "Bajazet", on ne le verra jamais. Il s’agit de Mourad IV, sultan ottoman, qui mourut à 28 ans de sa belle mort, après un règne personnel brillant de dix ans à peine au cours duquel il redressa les finances de l’empire et mena une politique de guerre contre les Perses, leur enlevant les villes de Tabriz et de Bagdad. Mourad disparut en 1640, trente ans avant que Racine n’écrive son "Bajazet".
Bajazet dont l’histoire avait été conté par M. de Cézy, notre ambassadeur à Constantinople, à son retour à Versailles : toute la cour de Louis XIV en avait eu les échos, confortant l’image de cruauté des Turcs. Bajazet, Bayézid pour les Turcs, frère cadet de Mourad (Amurat chez Racine) et mis à mort par lui pour des raisons assez peu claires, l’ambition de l’un ou la corruption de ses pratiques contrecarrant ou contrariant les desseins de l’autre. Ce qui reste, et qui nous intéresse, c’est la manière dont Racine, avec ce matériau, fait du Racine. Et, disons-le, comment Eric Ruf et ses comédiens nous en transmettent vivement l’essence même.
« La principale chose à laquelle je me sois attaché, ç’a été de ne rien changer ni aux mœurs, ni aux coutumes de la Nation » Voyons donc : Mourad-Amurat est loin, à faire le siège de Bagdad-Babylone et, peu après avoir conquis cette cité, envoyant l’ordre de faire tuer Bajazet, ce frère qui lui fait de l’ombre, comme il en avait déjà fait tuer un second, Orcan. Il y aura, disons-le pour les amateurs d’histoire, et c’est Racine lui-même qui nous le conte, « un (autre) frère qui fut depuis le sultan Ibrahim, et que ce même Amurat négligea comme un prince stupide qui ne lui donnait point d’ombrage » Bajazet, si, en particulier par sa valeur militaire. Mais Bajazet (et là, on entre vraiment dans l’univers racinien !) dont est tombée amoureuse l’épouse d’Amurat, la sultane Roxane.
Or Bajazet, tout encombré de cet amour mais un peu forcé de le cultiver car il a aussi l’ambition de succéder à son frère, et Roxane est le possible instrument de son accession au trône, doit cacher les sentiments brûlants qu’il a pour la princesse Atalide, sentiments que ladite princesse, elle, cache nettement moins. Les soupçons de Roxane, sa fureur quand elle se découvrira trahie, précipiteront l’issue tragique de « Bajazet »
L'amour contrarié par le pouvoir
Il est donc passionnant de voir comment Racine remet au premier plan de sa pièce le thème premier de son œuvre : l’amour contrarié par le pouvoir, et les deux inextricablement mêlés pour mener les êtres humains à la catastrophe. Mais il le fait aussi d’une manière inhabituelle, qui fait de « Bajazet » sa pièce la plus cornélienne. Il est peut-être un peu rapide de dire que chez Racine l’amour est au premier plan, entravé par le pouvoir et que, chez Corneille, le pouvoir est au premier plan, entravé par l’amour. Mais voici que, dans « Bajazet », la confusion est beaucoup plus grande, d’autant plus quand on sait que « Bajazet » succède à « Bérénice », qui est un concentré de sacrifice amoureux.Car l’amour de Roxane pour Bajazet est instrumentalisé par un autre personnage, le vizir Acomat (une sorte de premier ministre qui, dans l’empire ottoman, se retrouvait souvent sacrifié, soit par trop d’ambition de sa part, soit par le bon plaisir ou la vengeance des sultans) ; Acomat qui, en poussant Bajazet sur le trône, veut éviter une disgrâce qu’il sent venir quand Amurat sera de retour à Constantinople. Et quand il fait l’aveu à Osmin, son confident, que « l’un et l’autre (Roxane et Amurat) ont promis Atalide à ma foi » et qu’Osmin, trompé, réplique : « Quoi, vous l’aimez, Seigneur ? », la réponse est fulgurante : « Voudrais-tu qu’à mon âge / Je fisse de l’amour le vil apprentissage » Acomat est un personnage de Corneille, pour qui les sentiments amoureux sont entraves à la saine ambition des puissants !
On cherche donc un peu pourquoi « Bajazet » est finalement si peu joué car c’est du pur Racine, d’une beauté de langue et d’une perfection psychologique intacte, où l’on retrouve ici et là des éléments d’autres tragédies : sans doute, c’est le défaut de « Bajazet » les deux niveaux de l’intrigue peinent-ils parfois à s’imbriquer.
Mais comme dans « Britannicus » le personnage qui donne son titre à la pièce est un faible et n’en est d’ailleurs pas le caractère principal, comme dans « Phèdre » on voit une reine, dans la fureur d’un amour bafoué, précipiter le drame y compris pour elle-même, comme dans « Andromaque » ceux qui aiment ne sont pas forcément aimés en retour. Et comme toujours la scène se passe entre des appartements, dans un espace clos incertain qui est le carrefour de toutes les intrigues, à ceci près qu’ici on est dans le sérail d’un palais turc, encore plus clos, encore plus relégué. Et l’art de Ruf-scénographe et décorateur s’exerce à plein dans cette scène encombrée d’armoires décorées de ciselure de bois « à l’orientale » qui ouvrent, quand elles le sont, sur des robes de mariées oubliées ou…sur du vide.
Une fine chorégraphie
Les déplacements dans un tel espace relèvent de la plus fine chorégraphie : Roxane et ses suivantes, la première rencontre de Bajazet et Atalide où l’aveu amoureux se fait l’un et l’autre maintenus de chaque côté de la scène. La direction d’acteur est essentielle aussi dans une pièce comme « Bajazet » pour transmettre au mieux le verbe racinien à des oreilles comme les nôtres, de plus en plus inexpertes: à ce jeu Ruf tire le meilleur de Denis Podalydès, qui campe un admirable Acomat. Clarté de la diction, mise en relief des mots qui font sens, musicalité absolue du vers, au service du personnage le plus digne de Corneille dont Podalydès rend aussi bien la détermination politique que le détachement lassé d’une vie d’intrigues : « Et, s’il faut que je meure/ Mourons ; moi, cher Osmin, comme un vizir ; et toi / Comme le favori d’un homme tel que moi »Le Osmin d’Alain Lenglet, comédien qu’on aime d’habitude, n’est pas de la même hauteur, surtout parce que Lenglet, dans la première scène où nous avons besoin de nous habituer encore à la langue de Racine, la précipite sans lui donner la respiration nécessaire ; il est bien mieux ensuite. Le Bajazet de Laurent Natrella est un peu pâle et… c’est très bien ! Natrella, bon acteur, est souvent cantonné à des rôles annexes mais justement, et Ruf y a mis peut-être quelque perversité, le personnage de Bajazet est mouvant, fuyant, incertain, sauf dans l’aveu final à Roxane où, là, Natrella est très juste, y compris dans son apparence de revirement pour sauver Atalide.
Clotilde de Bayser est une très belle Roxane, impétueuse et coquette, et qui se montre glaçante dans la vengeance amoureuse, même si le personnage change de ton de manière un peu trop brutale ; et l’art de dire, comme chez Podalydès, est exemplaire. On aime aussi beaucoup l’Atalide de la jeune Rebecca Marder, dont c’est un des premiers grands rôles : l’impétuosité de son débit ne se fait jamais au détriment du texte ; et elle joue Atalide comme une jeune fille d’aujourd’hui, qui jette sa vie à la tête d’un homme et s’apprête à se sacrifier par amour, sans calcul et sans raisonner (« J’aurai soin de ma mort ; prenez soin de sa vie ») Rien à dire de Cécile Bouillot et Anna Cervinka, très bien toutes deux en Zatime et Zaïre, les suivantes de Roxane.
La scène, au début, est couverte de paires de chaussures, car la folie féminine pour cet accessoire ne se cantonne pas aux temps contemporains. Elles disent l’absence définitive de personnages disparus avant que d’apparaître, Eric Ruf nous rappelant cette phrase souvent entendue que « chez Racine, quand cela commence, c’est déjà fini » Sauf pour nous, qui en sommes les témoins, éternellement fascinés par sa force et son mystère.
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