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Denis Podalydès repeint "Le triomphe de l’amour" de Marivaux des couleurs de la mélancolie

"Le triomphe de l’amour" mais est-ce si sûr ? On sort le cœur content mais avec pas mal de questions du spectacle proposé par Denis Podalydès au théâtre des Bouffes-du-Nord. Il est vrai que cette pièce de Marivaux est étrange, passionnante mais pas, comme d’autres, réussie à cent pour cent. Au moins l’entend-on comme rarement, à défaut de tout percevoir des intentions de l’auteur.
Article rédigé par franceinfo - Bertrand Renard
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Temps de lecture : 8min
  (Pascal Gély)

Denis Podalydès fait un choix : nous montrer comment "agit le désir amoureux", grâce à ce "champ de bataille" qu’est le langage. Il a aussi une opinion, que l’on peut partager plus ou moins : "Marivaux… a Racine en tête. Il s’essaye à la tragédie… Le triomphe de l’amour est un saccage, une hécatombe".

Son Marivaux reste du Marivaux

On ne le suivra pas tout à fait ; et d’ailleurs la tragédie, il ne l’ose pas tout à fait lui-même. Son Marivaux reste du Marivaux. Loin de la mise en scène noirâtre et absurde de Stanislas Nordey il y a quinze ans (avec en princesse la regrettée Valérie Lang), loin aussi, il y a plus encore, de la mise en scène belle mais glaçante de Roger Planchon. Podalydès insuffle un sentiment vrai dans ces sentiments dont on ne sait pas trop s’ils sont vrais ou faux, dont les personnages ne le savent plus eux-mêmes et même Marivaux, l’auteur, y semble parfois un peu perdu.
  (Pascal Gély)
Or Podalydès, parce qu’il regarde ses acteurs avec tendresse et que la scénographie d’Eric Ruf (jolie, avec cette cabane au milieu des marais, mais un peu misérabiliste) leur permet une belle fluidité des déplacements, réussit à nous intéresser à des êtres de chair et de sang au lieu qu’ils demeurent des archétypes de l’amour. C’est d’autant plus pour cela qu’ils nous émouvront au final, un final qui claque comme une porte qui se ferme et qui laisse chacun (et chacune) devant l’échec de ses désirs.

Princesse-garçon

La pièce, en 1732, fut accueillie avec réserve. C’est que Marivaux s’essaie à la politique, et que c’est un peu sans conviction. Nous apprenons que la princesse Léonide, qui dirige un certain royaume, s’en vient en un certain lieu chercher le prince Agis, son cousin, pour lui rendre le trône dont il est le légitime héritier, les parents de Léonide ayant, par un coup d’état, renversé le père d’Agis. Léonide vit très mal cette situation dont elle n’est nullement responsable, elle qui a succédé naturellement à son père puisqu’Agis, soustrait enfant aux périls de sa condition, a proprement disparu. Mais voici que Léonide sait désormais qu’il a été recueilli par le philosophe Hermocrate qui, avec sa sœur Léontine, s’est retiré loin du monde dans une méditation partagée avec quelques-uns d’où sont exclues toutes les vanités sociales.
  (Pascal Gély)
Léonide, déguisée en homme, est donc là pour séduire Agis, mais cela passe (selon Marivaux) par la conquête d’Hermocrate, qui dédaigne évidemment les séductions de l’amour. On y ajoutera, tant les attraits de la princesse-garçon semblent aimables, celle de la sage Léontine dont la tête est tourneboulée très vite et qui résistera en vain.

C’est cela qui intéresse Marivaux, même si un coup de théâtre survient très vite : les déguisements de Léonide et de sa suivante, Hermidas, sont percés à jour par Agis, par Hermocrate, par les valets de ceux-ci, de sorte que seule Léontine demeure persuadée qu’elle aime un homme et cela nous vaut évidemment toutes sortes de quiproquos comme Marivaux sait admirablement les nouer.

On serait presque chez Feydeau

Il n’empêche : on a un peu de mal à faire le vrai lien entre le dessein dernier de Léonide, remettre Agis sur le trône, et les innombrables rebondissements qui font que la princesse est l’objet de trois cœurs différents (tombant, elle, amoureuse du seul Agis !) On serait presque chez Feydeau dans cet imbroglio où les personnages qui ne doivent pas se croiser… se croisent, imbroglio compliqué par les valets qui observent ce petit théâtre tel un chœur antique, en ajoutant parfois leur grain de sel.
  (Pascal Gély)
Malgré tout cela, et les véritables enjeux dans lesquels la princesse s’égare elle-même, Podalydès enchaîne les scènes avec une telle énergie que, le temps de la représentation, nous nous laissons délicieusement porter sans réfléchir. Car le texte de Marivaux est toujours aussi éblouissant : "Je ne dis point, avoue Léonide à Agis, que je vous aime afin que vous m’aimiez. Mais afin que vous m’appreniez à ne plus vous aimer moi-même" Et ceci encore de Léonide à Léontine : "Votre jeunesse va se passer et je suis dans la mienne. Mais toutes les âmes ont le même âge". 

Le jeu des comédiens

La jeune Leslie Menu est charmante dans le rôle écrasant de Phocion-Léonide, mêlant très joliment autorité et désarroi ; à peine (péché de jeunesse !) peut-on lui reprocher de ne pas assez accentuer son "côté masculin" face à Léontine mais c’est peut-être un choix de Podalydès. Thibault Vinçon est très bien en Agis, naïf au début car retiré du monde, mais qui apprend très vite. Stéphane Excoffier campe une Léonide douloureuse, qui fait rire avant d’émouvoir, car elle n’en fait jamais trop en femme sur qui tombent sans qu’elle s’y attende les foudres de l’amour. 

Il y a souvent des personnages sacrifiés chez Marivaux, elle en est une, car ce sont des femmes (voir Lisette dans "Le jeu de l’amour et du hasard"). Il est moins ingrat avec Hermocrate ; là aussi le glissement du philosophe plein de morgue à l’amoureux qui ne comprend pas ce que lui raconte son cœur est superbement mené mais Marivaux y ajoute un troisième acte : celui de l’ascèse qui jette sa gourme et s’aperçoit que les vains plaisirs sont… les plus agréables du monde. En Hermocrate le grand Philippe Duclos est magistral.

Domestiques très drôles : l’Arlequin de Jean-Noël Brouté (vieux complice de Podalydès quand celui-ci jouait Rouletabille sous l’autorité de son frère) et le Dimas de Dominique Parent, avec ses "cuirs" de campagnard ("Il se passe des choses émerveillables"). Quant à Hermidas, la suivante, très bien campée par Edwige Baily, elle n’a pas le rôle qu’elle pourrait avoir et cela marque aussi la faiblesse de Marivaux dans la pièce…
  (Pascal Gély)

Les costumes de Christian Lacroix

Enfin les costumes de Christian Lacroix sont magnifiques, y compris dans le subtil mélange historique qu’il opère en nous faisant une revue de toutes les évolutions du XVIIIe siècle : Léonide, Hermidas, les domestiques, très Louis XV, la robe grise en bouillonné et les nœuds roses de Léontine déjà Marie-Antoinette. Mais quand la princesse revêt Agis des habits du pouvoir, ce sont ceux, redingote bleu marine et hautes bottes, des conventionnels de la Révolution tels que les ont peints David ou Girodet.

Cette fin est d’ailleurs terrible : Agis est prince, son visage se ferme, il s’enfuit, laissant tout le monde atterré et perplexe : le "Triomphe de l’amour" se mue en désastre amoureux mais aussi en désastre d’ingratitude. On aurait dû s’en douter : les interventions mélancoliques (dont le "Plaisir d’amour") du grand violoncelliste baroque Christophe Coin pendant les intermèdes nous y avaient préparés.


Les Bouffes-du-nord jusqu'au 13 juillet puis sur la scène nationale de Châteauvallon, commune d’Ollioules (83190) les 20 et 21 juillet. 

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