Bouvard et Pécuchet rencontrent les Deschiens
Ce "Bouvard et Pécuchet" est une rencontre. Multiple. Certes, entre deux larrons, archétypes de LA bêtise, imaginés par Flaubert. Mais aussi avec l’univers de Jérôme Deschamps et de ses Deschiens. Il est ici pleinement réactivé. Intense plaisir des retrouvailles.
"Le grotesque triste a pour moi un charme inouï", disait l’auteur de Madame Bovary. Cela tombe bien, cela pourrait être exactement la devise du père de la famille Deschiens. Ces deux là étaient faits pour se "rencontrer". Le bonheur est là, sur scène. Cette palissade en tôle avec ses tâches rouges à la Tati et un bout de cheminée rouillée. Comment ne pas se remémorer les multiples comptoirs de décennies théâtrales signées Deschamps-Makeïeff , de "Lapin chasseur" à "C’est magnifique" en passant par "les blouses" ? Plaisir donc de ces retrouvailles au premier coup d’œil, avec l’univers de la "famille Deschiens".
Compagnons de lutte contre tout
Ils sont deux à donner vie à ce décor qui n’attendait qu’eux. Un longitudiligne presque sans fin, et un plus court, bien en chair. J’ai nommé Bouvard et Pécuchet. Est-ce Laurel et Hardy, ou Don Quichotte et Sancho Panza ? Un peu. Mais en habit noir et chapeau melon, ceux-là viennent d’une époque sans âge, archétypes de la bêtise imaginés par Flaubert. Les voici pour ce spectacle, convoqués à une double rencontre. L’un et l’autre d’abord, qui rivalisent en vérités définitives et jugements sans appel. Compagnons de lutte contre tout, ils se sont reconnus. Tout y passe, le travail, la classe laborieuse - Ouvrier ! Hurle Pécuchet à l’endroit d’un passant comme s’il l’insultait - l’agriculture et la malbouffe – délires de marques de fast food- littérature, philosophie. Un bric à brac tordant, cruel, dont l’absurdité n’est guère éloignée du théâtre de Beckett. Godot doit être certainement planqué dans les coulisses. Joyeusement, le texte mêle tirades d’origine et paroles d’actualité forcément brûlantes.
"Les curés aiment beaucoup les enfants" dit Pécuchet, et d’ajouter "Tiens celui là est de Lyon…" On crache, on gueule, on vitupère. C’est féroce. Il faut voir les colères de Deschamps, véritable "vilain va !", comme le disent depuis bien longtemps les personnages de la "famille". Et puis justement il y a les personnages Deschiens, qui s’agitent autour, avec leurs bouteilles de piquette, leurs animaux martyrisés, leur machinerie bruyante et bien sûr l’indispensable landau bien utile pour la cargaison de pinard. Micha Lescot, alias Bouvard, déploie comme des tentacules dans un incroyable et hilarant exercice d’hypnose de la pauvre Pauline Tricot, Madame Ki, Ki, Ki, Ki, emprisonnée dans son bégaiement. Elle aime son homme qui lui colle des bourre-pifs en veux-tu en voilà. C’est Lucas Hérault qui est ce compagnon qui cabosse. Il est lui même cabossé, et de surcroît amateur de chevaux invisibles, hyper difficiles à dompter. C’est bien connu que ceux-là sont particulièrement agaçants. Sales bêtes imaginaires !
La double rencontre fonctionne à plein
La double rencontre de ce spectacle fonctionne à plein, et sur tous les registres. Elle peut grincer, s’envoler, dissoner comme le piano qui ouvre et ferme ce qui devient "malgré lui de son plein gré", comme un festival de théâtre modèle réduit. Pendant quelques minutes, Bouvard et Pécuchet lancent les répliques mythiques des grands auteurs du répertoire, le "Petit chat est mort", "Ma cassette"… Et nous qui avons vécu cette heure et demi, pleine d’aléas, de fracas, de poésie et de tendresse, nous voici conviés à une autre rencontre. Insidieuse. Avec nous mêmes. Ce trouble semé à notre propre endroit par le couple Flaubert/Deschamps, pas de doute, on nous y reprendra.
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