"Bérénice" de Roméo Castellucci avec Isabelle Huppert : le chaos et la solitude d'une amoureuse abandonnée
Sur le grand plateau du rénové Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, Isabelle Huppert sera seule ou presque. Elle est une Bérénice affrontant son désarroi face au miroir, un voyage en solitaire d’une amoureuse désespérée.
Romeo Castellucci propose le texte de Racine comme une longue plainte de femme abandonnée. Car Isabelle Huppert ne dit que le texte de Berénice. Les mots, les répliques de Titus et d'Antioche et des autres ont disparu et sont "une parole fantôme" comme dit le metteur en scène italien. Résultat : le monologue tragique d'une femme qui voit son amour se détourner et disparaître. Bérénice, d'après Racine, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, jusqu'au 28 mars.
Le "Bérénice" de Racine ou de Castellucci ?
Chez Racine, c'est un trio. Bérénice aime Titus, Titus aime Berenice mais Antioche aussi aime Bérénice et Titus. Rome en décide autrement, le politique s'en mêle et ne veut pas de reine étrangère, alors chacun repart bredouille avec son amour détruit. Dans sa version, le metteur en scène italien a fait table rase des hommes. Cheikh Kébé (Titus) et Giovanni Manzo (Antioche) n'auront pas le droit à la parole, les hommes aimants de Bérénice dansent, s'affrontent, s'éloignent. Le Sénat s'agite en coulisse derrière les rideaux ouatés.
Chez Racine, la langue jaillit et ses fulgurances tétanisent. "Non, je n'écoute rien. Me voilà résolue. Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ? Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ? N'êtes-vous pas content ? Je ne veux plus vous voir", finit par concéder Bérénice à bout de forces.
Castellucci détourne la voix d'Huppert par le vocodeur. Elle parle seule, même sa voix ne lui appartient plus. La comédienne durant 1 heure 40 parcourt le plateau, uniquement protégée par le voile qui obstrue le quatrième mur. Elle revendique, elle titube, elle craque, elle se révolte encore et finit quand le rideau s'ouvre, par s'enfuir en hurlant "Ne me regardez pas... Ne me regardez pas". Trop tard, l'impudeur du désespoir est dévoilée.
Succès ou scandale
Dans le public et auprès de la critique, l'attente était forte. Castellucci, Huppert et Racine, le trio est séduisant. Le premier est le réputé metteur en scène italien, plasticien, qui fait du plateau, un espace d'images envoûtantes et fascinantes. La seconde, une star du cinéma qui à chaque échappée sur les planches du théâtre, travaille avec des créateurs ambitieux et novateurs, et le troisième, la statue du commandeur de la tragédie, dont le Bérénice est un texte sacré du théâtre français par son style aiguisé et incisif.
Ajoutons pour la beauté de ses costumes, une quatrième source d'intérêt, Iris Van Herpen, la créatrice de mode habituée de la Fashion Week (actuellement exposée au musée des Arts Decoratifs) qui mêle design, nature et avant-garde. Les trois apparats de la garde-robe de Bérénice sont magnifiques. Une robe de princesse quand l'amour pourrait encore être sauvé, une robe de bure pour traîner le désespoir. Et surtout la dernière, ce dahlia rouge qui en contrepoint dans le décor fane et finit par s'effondrer.
"Je l’aime, je le fuis : Titus m’aime, il me quitte "
Jean Racine Bérénice. Acte V, Scéne VII
Les invités au sacre de Titus et Bérenice étaient peut-être trop prestigieux pour ne pas entraîner la déception. À la fin du spectacle, quelques sièges claquent, cela sonne comme un réflexe des années du passé quand le Théâtre de la Ville vivait ses heures de batailles rangées. Quelques spectateurs sans grande conviction hurlent des bravos pour contrer la fronde. Et puis tout le monde s'en va... Ni scandale, ni fascination, Bérénice est bien seule dans son désamour.
Si Romeo Castellucci crée comme à son habitude, des images magnifiques, comme ce rideau noir qui emprisonne l'espace et une atmosphère sonore pesante créée par Scott Gibbons, autour de l'actrice, Isabelle Huppert affronte le destin de son héroïne sur le fil d'une interprétation entre colère et sanglots. Mais parfois elle semble perdue dans cette immensité, la solitude n'est pas aisée dans la tragédie de Racine.
Au Théatre de la Ville- Sarah Bernhardt du 5 au 28 Mars 2024 en semaine à 20H / Dimanche 15H
Durée : 1H40
Conception et mise en scène Romeo Castellucci
Musique Scott Gibbons
Costumes Iris van Herpen
Avec Isabelle Huppert Bérénice
Cheikh Kébé Titus
Giovanni Manzo Antiochus
Sénateurs romains Guillaume Durieux, Marc Grezes-Rueff,
Tony Iannone, Andrew Isar, Karl Philippe Jagorel, Simon Legré,
Charles Leplomb, Jean-Max Mayer, Sébastien Peyrucq,
Nicolas Rappo, Gilles Renaud, Jimmy Roure
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