Avec les Tréteaux de France, Robin Renucci signe une "Bérénice" de Racine au plus près des sentiments
Robin Renucci, à la tête des Tréteaux de France, propose une lecture attentive en costumes contemporains de Bérénice, la tragédie la plus épurée de Racine.
Ce n’est pas si fréquent que les Tréteaux de France, qui ont pour mission depuis leur création en 1959 de "porter le théâtre là où il ne vient pas", passe par Paris, la ville où le théâtre n’a plus vraiment besoin de relais. La dernière fois, c’était en 2014, et déjà Robin Renucci -nommé en 2011- était à leur tête.
Leur choix, cette année si particulière où, en l’automne, le théâtre s’essaye à reprendre vie, est, sous chapiteau dans le parc de la Villette, de représenter la tragédie la plus épurée de Racine, Bérénice. Choix judicieux puisqu’il y a aussi une vocation des Tréteaux de France à proposer des grands classiques auprès de ceux qui sont donc éloignés des lieux de théâtre. Même si, d’une programmation qui multiplie chaque année les nouveaux spectacles (une huitaine recommence à tourner), la palette est assez diverse, avec aussi des adaptations d’auteurs étrangers ou des créations contemporaines.
Bérénice, se dit-on avant de gagner sa place, est d’autant plus la pièce à présenter qu’elle ne demande aucun décor -sa situation est un lieu incertain qui relie les appartements des trois amoureux- et que le choix d’habiller les acteurs "en eux-mêmes" (ils sont pieds nus, on ne sait pourquoi), en fait un spectacle qui peut se transporter partout. Au sol -belle idée- une mosaïque façon villa romaine qui présente le monde de ce temps-là, le 1er siècle après Jésus-Christ, autour de la Mare Nostrum ("Notre mer"), le surnom donné par les Anciens à la Méditerranée.
Le public au plus près
Bérénice est précisément datée, la semaine de juin 79 qui suit la mort de l’empereur Vespasien. Et c’est d’ailleurs une des qualités de cette mise en scène qui se concentre sur le texte de nous faire entendre une foule de petits détails de ce genre (son fils, Titus, est donc un empereur tout récent) qui peuvent parfois nous échapper quand la scène est devant nous, plus ou moins loin. Ici nous encadrons ce carré mosaïqué où les acteurs, sortant de ou rentrant chez eux par des allées diagonales, se (et nous) confient leurs sentiments, leurs douleurs ou leurs espérances, en faisant presque de nous des témoins indiscrets de leur malheur. Mais nous avons des relais, les confidents des trois héros sans quoi une pièce de Racine ne serait pas une pièce de Racine.
On connait l’histoire, ou plutôt la non-histoire : Titus vient donc de devenir empereur de Rome. Il aime Bérénice, reine de Palestine, et en est aimé. Un autre aime Bérénice, Antiochus, roi de Comagène et compagnon d’armes victorieuses de Titus. Le Sénat romain, lui, refuse qu’une reine étrangère devienne impératrice et Titus finira par lui céder, renvoyant la reine.
Jamais l’amour et le devoir (le devoir étant évidemment politique) n’ont été autant en conflit que dans Bérénice, et Racine, évidemment, choisit l’amour dans cette lutte, même s’il tourne à la tragédie. C’est d’ailleurs, dans un superbe retournement final, parce que ses deux amoureux, Titus et Antiochus, qui sont aussi deux amis, risquent de s’affronter pour elle que Bérénice trouve la force ultime de s’éloigner. Tous les arrière-plans de l’œuvre sont mis au clair : la difficulté d’être une étrangère, même reine, dans un pays aux coutumes si ancrées, les influences que sont obligés de subir les puissants. Titus vient de monter sur le trône après la mort de son père, dans une Rome où la tradition d’hérédité pour les empereurs n’est pas obligatoire, et, quoique formé au pouvoir, on le sent encore très fragile. Le Titus de Sylvain Méallet fait bien ressortir cette fragilité-là même si, dans les sentiments, il est un peu en retrait, particulièrement quand son amour en vient à déborder.
"Mais il ne s’agit plus de vivre. Il faut régner"
D’autant plus que sa partenaire, Solenn Goix, est exemplaire, de passion, de belle dignité, d’autorité blessée aussi quand Antiochus lui confie qu’il l’aime, discours qu’évidemment elle refuse d’entendre… Elle mène le jeu, un cran au-dessus de ses partenaires, même si ceux-ci ne déméritent pas. Ainsi l’Antiochus de Julien Leonelli, dont on louera la diction très exacte, très lisible (Renucci a bien insisté pour qu’on entende des vers qui soient des vers !), se cantonne parfois trop aux éternels soupirs du malheureux amoureux sans espérance. Le rôle est difficile pour cela mais il pourrait, à certains moments, y mettre un visage moins accablé.
Il y a enfin quelque chose de fort intelligent dans cette mise en scène, et qui lui permet d’échapper au "Allons réviser nos classiques avec de bons comédiens". Renucci a eu la remarquable intuition que toute la tragédie se passe devant des confidents qui barrent la route de leurs maîtres, les forçant ainsi à ne pouvoir recourir au retrait, à ne pouvoir s’échapper, ou au contraire leur indiquant qu’il est temps de se retirer. Ils agissent ainsi, chacun à son degré, comme des gardiens des valeurs, pour remettre Bérénice, Antiochus ou Titus dans la morale de leur conduite ou de leur vie. Le plus débonnaire, Arsace (un Tariq Bettahar de grand bon sens), fait valoir à Antiochus tous les bienfaits qu’un voyage de retour avec Bérénice peut lui apporter, elle qui aura envie de se consoler dans les bras d’un homme qui sera au moins aux petits soins pour elle. Dans quelques moments où Bérénice est proche de s’effondrer, c’est l’Eunice d’Amélie Oranger qui lui rappelle avec autorité qu’une reine doit se reprendre…
"Je l’aime, je le fuis. Titus m’aime, il me quitte"
Le personnage le plus terrible étant le Paulin de Thomas Fitterer et sa haute stature, face au plus petit Titus : représentant des intérêts de Rome (au point qu’on se demande s’il n’est pas un espion dans le palais de l’empereur), c’est lui qui barre à son maître la route des appartements de Bérénice et l’on se dit (Rome en avait vu d’autres !) qu’il serait capable de faire un mauvais sort à Titus si les choses ne tournaient pas selon les plans qu’on lui a murmurés. Faire ainsi de ces personnages qui, bien qu’ayant du texte à défendre, sont trop souvent relégués à être des « passe-plats », de vrais ouvriers du destin, est la vraie originalité d’un spectacle qui peut ainsi se confronter, dans nos mémoires, à de plus ambitieux. (« Pour la dernière fois, adieu Seigneur- Hélas ! »)
Bérénice de Racine, par les Tréteaux de France, mise en scène de Robin Renucci. Espace chapiteaux au parc de La Villette à Paris, jusqu’au 18 octobre (relâche les lundis et jeudis). En tournée ensuite.
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