"Après la pluie" de Sergi Belbel : beau temps sur la Comédie-Française
Le décor, déjà, intrigue : un toit-terrasse, au-dessus une forêt de néons plats qui nous ont rappelé « Le cinquième élément », le film de Luc Besson. Ville moderne d’aujourd’hui, tendance à peine futuriste. Deux hommes arrivent par un escalier, cachant un secret qu’on devine lourd. Le secret se dévoile vite : fumer une cigarette, ce qui semble, dans cette entreprise de 49 étages, un affreux délit…
L’un des hommes, grande gueule blasée, cadre dans la boîte, en offre une à l’autre homme, jeune marié et informaticien timide, tout en lui posant des questions banales. Ils ne se connaissaient pas, la cigarette ordonne leur rencontre. Le plus âgé fait payer la sienne au plus jeune, une somme rondelette…Surgissent quatre secrétaires, la châtain, la rousse, la blonde et la brune. Conversations futiles, rêveuses, jalouses aussi, orchestrées par la blonde, plus « blonde » que nature. On commence à s’inquiéter de cette vision un peu facile du monde du travail, en tout cas quand on a vu les pièces de Michel Vinaver, autrement plus cruelles…
Un sens du portrait qui fait mouche
Heureusement, « Après la pluie » va monter en puissance. Avec ces personnages-là, plus un coursier en survêt’ vert, bas de plafond mais « très bien monté » (dixit l’une des filles) et une directrice exécutive autoritaire (un « monstre », dit sa secrétaire) : à deux donc, à trois, à un, à plusieurs. De ces (presque) caricatures Belbel fait peu à peu des figures auxquelles on s’identifie, grâce à une construction intelligente, un sens du portrait et de la formule qui fait mouche. La cigarette n’est qu’un prétexte, et le monde du travail aussi (un peu moins), pour nous parler du monde tel qu’il est.La mise en scène bien rythmée de Lilo Baur
Oui, tel qu’il est en 2017. La qualité d’ « Après la pluie » (car une sécheresse de plus de deux ans, dans cette cité qui ressemble à Barcelone, n’arrange pas la tension qui règne entre les personnages) est d’avoir imaginé notre temps vingt-cinq ans plus tôt (en 1993 !) Renforcée par la mise en scène de Lilo Baur, bien rythmée, bien en place. Et ce temps-là, le nôtre, est celui où les névroses individuelles rencontrent les névroses collectives, où les angoisses privées sont exacerbées par les angoisses et les drames du monde : un hélicoptère (cette ville où les hélicoptères et les drones paraissent surveiller chaque lieu pour un pouvoir peut-être autoritaire, en tout cas jamais visible!) se crashe sur un gratte-ciel alentour. Un meurtre sauvage et inexpliqué touche l’un des protagonistes…Excellentes Cécile Brune et Anna Cervinka
Le travail, lui aussi, le monde du travail, en filigrane, participe de ce malaise. Malaise contrebalancé par le burlesque de ces « femmes (et hommes) au bord de la crise de nerfs », mais différemment d’Almodovar. A ce jeu Cécile Brune et Anna Cervinka, qu’on n’a pas toujours aimées ces derniers temps, sont les meilleures. Brune impose avec une classe souveraine ce « monstre » finalement très seul (« Vous vivez avec quelqu’un ? – Je n’aime pas les couples. J’aime les affaires ») qu’elle joue avec une séduisante dérision. Cervinka (la secrétaire blonde), capable d’emberlificoter une histoire de robe verte pour laquelle on n’a pas de chaussures jusqu’à en faire un conte pataphysique, est irrésistible d’abattage et de « blondeur » feinte -et finalement, n’est-ce pas elle, si « sans question », qui a raison ? Clotilde de Bayser (la secrétaire rousse) a toujours cette étrangeté rêveuse qui la rend à part. Véronique Vella, la sage secrétaire châtain à l’écoute des bruits du monde (que les autres n’entendent pas), est méconnaissable. Rebecca Marder est très bien en secrétaire brune, sauf que son personnage ressemble trop à la secrétaire blonde, en moins fouillé.Les hommes ont une présence moins dessinée. Alexandre Pavloff, qu’on avait un peu perdu de vue, est excellent quand, dépressif, il veut se transformer en « radis ». Sébastien Pouderoux, l’informaticien timide, a toujours ce sens du bon geste et du bon rythme qui est celui d’un musicien. Nâzim Boudjenah, le coursier, défend son personnage avec une juste énergie.
Le soir où nous étions, Belbel, de passage à Paris, a répondu avec humour, intelligence et dans un français parfait aux questions des spectateurs, y compris en refusant de se prononcer sur les événements catalans. Il a bien fait. Son art dépasse franchement la particularité d’un territoire pour atteindre à l’universel. Et c’est à cela qu’on reconnaît les bons auteurs.
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