A l’Odéon, une "Ile flottante" de Marthaler où il y a à boire et à manger…
Il y a pourtant un « mais… ». Et, de notre point de vue, d’importance, même si les aficionados (nombreux) de Marthaler ont déjà pris leurs billets les yeux fermés. La pièce s’appelle « Une île flottante » en français, « Das weisse vom ei » en allemand (langue d’origine de Marthaler, de sa décoratrice et costumière Anna Vierbrock et de quelques-uns de ses acteurs) : titre plus basique, nous semble-t-il, qui signifie (si l’on ne s’est pas égaré !) « Le blanc de l’œuf » Elle nous est présentée comme étant de « Labiche, Marthaler, Vierbrock, Ubenauf (le traducteur) et les acteurs » Et c’est exactement ça, de sorte qu’on y verra, au choix, un spectacle de Marthaler, une pièce de Labiche, une performance… tout cela ensemble ? Pas sûr.
A boire et à manger, disons-nous. Pour nous, probablement assez minoritaire dans la salle, nous pensions venir voir une pièce de Labiche intitulée « La poudre aux yeux », délicieuse satire aussi pour aujourd’hui, qui met en scène les bourgeois Malingeard (le père médecin) et les bourgeois Ratinois (le père rentier), dont le fils des uns (Frédéric Ratinois) est amoureux de la fille des autres (Emeline Malingeard) au point de venir roucouler avec elle tous les jours devant son piano (ici, allez savoir, une harpe, dont, d’ailleurs, personne ne joue). C’est au moment de la demande en mariage et de la réponse des parents de la prétendue que les choses se gâtent : sous les yeux ahuris des pères et un peu abrutis des tourtereaux, les mères font assaut de « poudre aux yeux », tutoiement des célébrités artistiques pour l’une, introduction dans le grand monde pour l’autre, et fréquentation des puissants, et table somptueuse, et réceptions incessantes, et loge à l’opéra, au point que le mariage manquera capoter, aucune des deux ne voulant paraître inférieure à sa commère. Mais tout finira bien, on est chez Labiche…
Les comédiens sont formidables
On est aussi chez Marthaler. Personnages se présentant devant le rideau, prétexte à de savoureux quiproquos linguistiques (les Malingeard s’expriment en français, les Ratinois en allemand, les deux pères répondront par politesse dans la langue opposée qui devient un improbable sabir, c’est une très bonne idée et les comédiens, Marc Bodnar et Ueli Jäggi sont formidables. D’ailleurs ils le sont tous !) Quiproquos qui se prolongeront pendant tout le spectacle (le «docteur » français qui croit qu’on lui parle quand on parle à la « tochter » (la fille) allemande, un « migrant » confondu avec la « migraine » qui vire à l’absurde pur. Avec même, dans la série « le petit allemand burlesque illustré », un « Alles in butter, mutter » (« Tout est dans le beurre, mère », autant dire que tout est arrangé !).
Tout se déglingue
Le rideau s’ouvre, le décor est ahurissant : très chargé, très bourgeois, très suisse, avec une profusion d’objets et de tableaux entre bric-à-brac de brocanteur de province et intérieurs de « Derrick » La pièce commence, on rit beaucoup, il y a des gags de pur burlesque (qui ne sont pas dans Labiche mais qui sont dans son esprit, et d’une précision d’horloger suisse), et, comme souvent chez Marthaler, on chante aussi, de belles choses schubertiennes ou assimilées, car ces acteurs germaniques sont aussi des musiciens. Et puis…
Et puis voilà. Entretemps (on aurait dû se méfier), on a vu passer une dame mûre, Friedelinde, « coincée dans un aparté »( ?), qui va intervenir en de belles phrases définitives sans rapport avec ce que l’on voit. Elle s’impose à la fin, présence quasi muette, comme membre de la famille. Entretemps aussi le maître d’hôtel a (fort bien) chanté ou récité des vers ou des airs anglais (il faut donc maîtriser les trois langues, cela commence à faire un peu spectacle pour intellectuels), entretemps encore le début de la pièce est répété à une tout autre vitesse pendant qu’inlassablement sonne une horloge (suisse?) sans du tout la drôlerie de celle de « La cantatrice chauve », entretemps enfin… on passe des moments interminables en attendant que les Malingeard rendent leur visite aux Ratinois et d’ailleurs tout se déglingue, la suite de la pièce est oubliée (on n’aura jamais la fin), les acteurs démontent tous le décor (vue la quantité d’objets, c’est très très long) avant une image (avec la maman Ratinois) qui, en quelques instants, nous cloue par sa beauté tchékhovienne.
Faire sens à tout prix
Et l’on se dit (car les deux heures et demie durent VRAIMENT deux heures et demie) que c’est gâché. Pourquoi diable (question très naïve que nous posons) ne pas avoir monté la pièce, simplement, génialement, il y avait tout pour cela, et d’abord l’immense talent de Marthaler et de sa troupe ? Oui, pourquoi? Parce qu’on ne peut pas se contenter de jouer une COMEDIE, surtout de Labiche, il faut faire sens à tout prix, donner à réfléchir, nous en mettre encore une tartine sur l’incommunicabilité du monde même si (on l’avoue) on a vu sur ce sujet de pires pensums ?
Il y a une phrase de Labiche dans « Le misanthrope et l’Auvergnat » : « Donnons leur du riz au lait sans lait… et sans riz ». C’est un peu cela : pas une île flottante, non, car pas de crème anglaise ni les petites pastilles multicolores qu’on y met. Du blanc d’œuf. Même si c’est du blanc d’œuf bio, c’est un peu triste.
« Das weisse vom ei » (Une île flottante de Labiche) à l'Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris
Mise en scène de Christoph Marthaler.
Jusqu’au 29 mars. Et en tournée
Place de l'Odéon, Paris VIe
Réservation : 01 44 85 40 40
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