Cet article date de plus de huit ans.

Le marathon "Mount Olympus": Jan Fabre nous a mis la tête à l'Anvers

On avait beau avoir savouré les 18h du "Henry VI" de Thomas Jolly, faire le tour du cadran avec l'explosif Jan Fabre s'annonçait comme une aventure encore plus périlleuse… A Anvers (Belgique), nous avons effectivement vécu 24 heures incroyables. Récit.
Article rédigé par franceinfo - Pierre-Yves Grenu avec Loïc Gramaglia
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Mount Olympus de Jan Fabre à Anvers
 (Culturebox / La Compagnie des Indes)
VIDEO. REVOIR LA PREMIERE PARTIE DE "MOUNT OLYMPUS"
Samedi 16h00 La salle est encore vide. Sur scène, Jan Fabre passe dans les bras de chacun de ses performers. C'est le warming-up, mi-échauffement mi-causerie d'avant-match. A une heure du spectacle, l'ambiance est sereine, chacun sait exactement ce qu'il fera durant les prochaines 25h.
 
Dans le car-régie de la Compagnie des Indes, on parle français et flamand. L'équipe de tournage est mixte, franco-belge. Il faut gérer les aléas : la deuxième équipe de cadreurs, qui viendra prendre le relais ce soir, est bloquée Gare du Nord à Paris. Coup de fil pour une bonne nouvelle, le Thalys est parti. "Mount Olympus" sera diffusé en direct, partout dans le monde. On vient d'apprendre qu'un bar de Buenos Aires le retransmettra intégralement, occasion d'une nuit de fête…

16h30 Les passants qui croisent à proximité du Toneelhuis, le théâtre municipal d'Anvers, a cœur d'un quartier bourgeois de la cité flamande, n'imaginent pas que dans quelques dizaines de minutes, un marathon de sexe, sang et nudité occupera la scène. Les spectateurs qui commencent à affluer, le savent eux. Tous ou presque ont un sac. Duvet, coussin, biscuits, eau… Il va falloir se ménager des plages de repos.
 
 
Derrière le foyer, d'énormes coussins gris attendent les premières fatigues. Il y en a un peu partout dans les couloirs. Le bar-restaurant a de quoi tenir un siège. "Après quelques heures, le spectacle sera aussi dans la salle, pronostique Guy Cassiers, le directeur du Toneelhuis. Il y aura une atmosphère, une vie de communauté, tous ensemble".

17h10 Le public s'est installé dans le magnifique théâtre néo-classique, la salle est pleine. La voix off : "Bonsoir, bonne nuit, bonne matinée, bon après-midi et re-bonsoir". C'est parti pour 24 heures. "Nous mettons à votre disposition des séances de yoga et des oreillers".
 
En fond de scène, l'image immense d'un homme nu, le sexe en évidence. Minuscules vivants devant ce géant figé, quelques personnages s'agitent. Deux hommes, nus eux aussi, sont courbés, genoux pliés. Derrière chacun, un autre homme, visage entre les fesses de leur partenaire.
 
Un peu plus loin, un troisième laisse glisser son pagne. Son sexe est largement éclairé. De longues minutes s'écoulent. L'homme est impassible, se contemple et s'offre aux regards.
Il va falloir s'habituer à cette lenteur qui alternera avec des périodes de tension. Brutalement, on sort de cette torpeur. Musique techno, la scène est envahie de danseurs lascifs. Classique ? Oui si on néglige un détail : des viscères sanglants s'échappent des jupes et des maillots. "Mount Olympus" entre dans le vif de son sujet, furieux ballet de sexe et de sang. Dionysos mène ce bal rageur en agitant sa bedaine généreuse. Tous les héros de la tragédie grecque lui succéderont sur la scène. 

18h11 Beaucoup plus sobre, le dernier tableau de l'acte un, porté par Verdi ("Pace, pace") et la voix magnifique de Lies Vandeweghe. Copieux applaudissements. Fin de la première partie. Il en reste quatorze. Ça repart tambour battant. "What is the pain that hurts the most ?" scandent neuf sauteurs à la corde, bien décidés à se faire mal, justement. Ils poussent ce chant de guerre jusqu'au bout de leurs forces. Les uns après les autres, ils s'effondrent. Ne reste que leur meneur qui n'a plus que la salle pour répondre à ses incantations militaires… Et elle joue le jeu, réservant au performer épuisé un triomphe.

19h10 Après une longue scène d'éventration, la reine Hécube pleure son petit-fils Astyanax. "Tous les hommes sont morts. Qu'aviez-vous à craindre d'un enfant…" Devant elle, quelques kilos de viande rouge émiettés sur un drap blanc façon tartare. Annie Czupper magnifie cette longue plainte, un instant classique et respectueux.

21h50 Un homme s'agite frénétiquement sur le pot de fleurs soudé à ses reins. Gestes saccadés, répétitifs, la marque de fabrique de Jan Fabre qui étire les mouvements et reproduit les phrases et gimmicks devenus mécaniques. Jusqu'à leur donner une autre allure, un autre sens peut-être. Derrière lui, des femmes aux yeux mutilés caquettent et tournent en rond. Long ballet incongru. La salle est patiente. Bienveillante. Toutes les places sont occupées, malgré le temps qui passe. Dès qu'une se libère, elle est prise d'assaut.
 

22h40 Folles de rires ou rires de folles ? Des femmes sont au bord de l'hystérie, gagnées par un rire irrépressible. Bientôt il n'en restera qu'une, toujours hilare, rejointe par Penthée et cinq éphèbes, en mode statues grecques. "I happened to be away…" tonne un Penthée gouailleur. Il est en boucle, lui aussi, drôle. Les rires féminins repartent de lus belle.

Dimanche 0h20 Sept heures de spectacle, les performers méritent une petite pause. Ils la prennent à même la scène. Allongés devant le public dans un silence total. C'est le premier "Dream Time". Il y en aura d'autres.
 
Pour le moment, peu de spectateurs ont déserté. Jan Fabre est l'enfant (terrible) du pays. Pas question de se montrer moins assidus que les spectateurs de Berlin ou de Rome. Mais les marques de fatigue commencent à se lire sur les visages. On regarde les énormes poufs avec envie.

1h30 Jambes écartées, cinq femmes sont assises chacune sur une table recouverte d'une nappe blanche. Elles collent minutieusement des pétales de fleurs autour de leurs sexes. Pendant ce temps, un homme recouvert de boue et aux cornes végétales se roule entre les tables. Elles se lèvent toutes les cinq, ouvrant leurs robes et affichant leurs sexes décorés. L'une d'entre elles murmure puis scande : "Let us testify that fire can be stolen", "Let us stand naked in the angry sky, this moment means everything".

1h48 Changement d'ambiance. La scène s'assombrit. Des femmes nues, enduites de peinture blanche, marchent, tremblotantes. Un homme joue du cor debout, un autre rampe et se débat au sol.

2h04 Long monologue de Phèdre : "Et ça, ça me détruit. Des gestes, des gémissements, des jaillissements et des odeurs. D'une douce infidélité qui se révèle amère."
 
2h16 Ils ont longtemps résisté à la fatigue mais ils commencent à tomber. Une douzaine de personnes dorment dans les fat boys du foyer.
 

2h49 Un homme à quatre pattes prend en chasse trois femmes dont les sexes sont toujours recouverts des pétales de fleurs. Elles laissent leurs jambes grandes ouvertes mais quand l'homme s'en approche, elles le tiennent à distance… En retrait, Dionysos et sa femme se dandinent. L'homme regarde vers Dieu et l'interroge sur les femmes, causes de ses souffrances : "Why not buy a son in a temple, obtained for a reasonnable price ?" "After that, father and son can live in peace, with no woman"

3h54 La salle est de plus en plus clairsemée. Tandis qu'une lente fumée gagne la scène, une des femmes déclame, incantation qui tombe à pic à cette heure avancée, "Sommeil, sommeil, touche moi ! Maintenant. Sommeil... Prends-moi maintenant et donne-moi le rêve mouillé, un jardin des délices où la fidélité est la règle." Dans la salle, on entend des ronflements, depuis les balcons.
Dans le foyer tout proche, quelques silhouettes remuent, se frottent les yeux, et finissent par se lever, hébétées, libérant ainsi la place pour d'autres candidats à la pause.
 

4h53 Héraclès réveille tout le monde, avec une scène "à caractère sexuel" très poussée. Un personnage symbolisant les serpents envoyés par Héra le pénètre du poing. Il finit par l'étrangler. Rires gênés et mines stupéfaites.

6h36 Quelques personnes sortent du théâtre alors que le second Dream Time commence. Elles comptent revenir "autour de 13h ou 14h".

8h30 Réveil au son des fifres et des tambours pour une danse féminine et frénétique, le "Spleepingbag Taranta Dance". Le public marque le tempo en tapant dans les mains. 
Et c'est l'heure de la toilette du matin pour les performers. Sur scène, bien sûr. Lies Vandeweghe chante "Pleurer mes yeux" de Massenet.  
 

 

9h50 "Et hop là !" Les abats volent haut, rebondissent sur la toile tendue par une dizaine de comédiens. La viande retombe à côté de la bâche, ils s'en amusent, s'en barbouillent. Pas de hauts le coeur dans la salle, de nouveau pleine à craquer. 
 


10h35 "Mes propres enfants doivent mourir. Moi seule, je peux accomplir cette tâche". Le tableau "La sagesse du corps" compile les textes de Médée, Clymène, Alceste, Jocaste et Cassandre. Particularité : ils sont écrits sur de fins rubans que les comédiennes sortent de leur ventre. 

 
 


11h10 Le moment d'un nouveau Dream Time est arrivé. Le spectacle a débuté il y a 18h. Il n'en reste plus que six. 
 

 
12h05 Lenteur hypnotique. Durant une vingtaine de minutes, Electre se carresse, effrayée par une présence menaçante autour d'elle. C'est Oreste, incarné par une jeune femme dotée d'un sexe masculin. Il/elle plante ses poignards dans des coeurs disséminés sur le sol, à la manière d'un jeu vidéo. Tellement comblé par cette scène de violence qu'elle tourne au sirtaki endiablé. 
 


13h04 Le temps passe mais pas l'incroyable capacité de Jan Fabre à décliner les mots, les bruits et les attitudes liés au sexe. Son "Orgastic Philosophers Chorus", véritable concours d'orgasmes, monte très haut dans les aîgus et fait se bidonner la salle qui se demande comment elle peut être encore surprise dans ce registre après 20 heures d'un spectacle très sexuel. 


13h45 "Le parterre est plein à craquer, essayez de trouver une place dans les balcons". Ceux qui reviennent de la sieste un peu trop tard sont l' orientés par le personnel du Toneelhuis. 
Deux élégantes femmes blondes arrivent avec des enfants de quatre ou cinq ans. Erreur d'aiguillage, un coup d'oeil sur les écrans qui diffusent Culturebox dans le hall du théâtre les convainc instantanément qu'on est très loin d'un spectacle jeunesse...

15h10 Jan Fabre s'amuse de la fatigue qui gagne tous les protagonistes de cette aventure, sur la scène et dans la salle. Son tableau "The Sleeping Chorus" est un enchevêtrement de corps qui dorment debouts. Ajax se charge de réveiller chacun, avec de moins en moins de délicatesse.
 

16h05 "Etes-vous capable de soigner ma blessure sans vomir ?" gémit Philoctète en montrant sa plaie au pied, punition divine. Il quitte la scène en boitillant. C'est la fin de l'avant-dernier chapitre. Il reste un peu plus d'une heure de spectacle, le dernier volet sera naturellement "The End". 

16h30 La scène est devenue un ring huileux. Hommes et femmes s'affrontent dans une chorégraphie sensuelle. C'est un des temps forts de la partie finale, magnifiquement exécuté par les danseurs qui jettent leurs dernières forces dans ces corps à corps. 
 


16h45 Dans la dernière droite, le public encourage de plus en plus bruyamment ceux qui lui ont tout donné lors des dernières 24h. Soutien précieux tant cette dernière partie est physique. 
 

 
17h10 Après une derrière danse colorée, endiablée et libératoire de tous les artistes, les mots de la fin, prononcés comme il se doit par quatre femmes... totalement dénudées : "Take the power back / Enjoy your own tragedy / Breathe, just breathe / And Imagine something new".
 
Le public peut exploser, offrir le triomphe mérité. Les ovations vont durer très longtemps. Anvers salue "son" Jan Fabre, créateur à l'imaginaire époustouflant, jamais embarrassé par les barrières et les préventions. Son Mount Olympus est un objet culturel certes identifié mais inclassable. 
 
Outre Fabre, il faut saluer l'invraisemblable performance de ses 27 comédiens-danseurs, qui ont soumis leurs corps et leurs esprits à un traitement de choc durant ces 24 heures, sans jamais négliger la qualité de leur jeu. Même au bout, tout au bout, de leurs ressources physiques. Chapeau, les artistes ! Gefeliciteerd, kunstenaars ! 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.