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A l’Opéra-Garnier Cunningham prend son temps, Forsythe s’amuse

La danse américaine est à l’honneur à Garnier : c’est "l’effet Millepied" qui se poursuit ! D’un côté ses chers Robbins-Balanchine, de l’autre trois inédits de Merce Cunningham et William Forsythe. Balanchine-Robbins-Cunningham-Forsythe : le quatuor royal du XXe siècle. Petite remarque: tant pis pour les dames. Lucinda Childs, Trisha Brown, Carolyn Carlson : ce sera pour la prochaine fois !
Article rédigé par franceinfo - Bertrand Renard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Herman Schmerman de William Forsythe
 (Ann Ray/Opéra national de Paris)

La radicalité de "Walkaround Time" de Merce Cunningham

Cunningham et Forstythe : disons-le d’emblée, malgré de grandes beautés, il s’agit davantage d’une soirée réservée aux amateurs de danse pure que, par exemple, le délicieux « Songe d’une nuit d’été » de Balanchine (encore) où l’on pouvait emmener toute la famille. Il n’est pas sûr que les petites filles vont rêver devant le « Walkaround Time » de Merce Cunningham, d’autant que cette longue pièce sent la radicalité (oui, oui, même chez Cunningham) de l’année où elle a été conçue : 1968 ! « Le temps qui tourne en rond » : il s’agit, paraît-il, d’un terme informatique, du temps où nos ordinateurs… primitifs « moulinaient interminablement des données » au point, disait Cunnningham, qu’on ne savait si c’est lui qui tournait en rond ou l’utilisateur.
Walkaround Time de Merce Cunningham
 (Ann Ray/Opéra national de Paris)

Mais l’idée de l’œuvre n’a rien à voir : elle vient du grand peintre Jasper Johns, un des fondateurs du pop art, qui proposa à Cunningham une scénographie sur « Le grand verre » de Marcel Duchamp. « Le grand verre », plus connu sous le titre « La mariée mise à nu par ses célibataires, même », chef-d’œuvre de l’art abstrait conservé au musée de Philadelphie. C’était lors d’un dîner chez les Duchamp, Duchamp, dans les derniers mois de sa vie, vivant à New-York et, devenu une icône auprès des artistes américains, acceptant aussitôt cet hommage…

La scène s’ouvre sur ce décor de Jasper Johns reconstitué, des fragments du « Grand Verre » disposés en différents endroits sous des coques de plastique gonflable, autour desquels neuf danseurs vont circuler pendant… quarante-huit minutes, très exactement chronométrées: du pur Cunningham, petits sauts écartés, arabesques des bras, pliés, travail des pointes, autonomie de chaque danseur (fondamental dans son travail, et il fut un des premiers à le faire). Mais, dans cet art de groupe segmenté en autant de figures vivantes, ce génie particulier à Cunningham de recomposer, sans qu’on le voit jamais venir, des diagonales, des lignes entrecroisées, tout un dessin quasi abstrait dont les corps des danseurs sont les points stables, dans leurs combinaisons ocre, roses, grises, vertes, dessinées par Jasper Johns lui-même. La « musique » est un bruitage de gens qui marchent inlassablement sur un chemin de cailloux, autre relation au temps, avec des effets de vent.

C'est un peu long...

Et puis cela s’arrête. Les neuf danseurs font une pause, ils sont en tenue de répétition, ils bavardent, certains font de petits exercices, d’autres s’étendent sur le sol : c’est justement le moment où l’on entend de « vraies » musiques, des tangos. Sur lesquels, évidemment, ils ne dansent pas. C’est gentil, mais un peu long, ça l‘était déjà dans cette première partie où parfois la scène était vide, parfois une danseuse traversait la scène en marchant. Ce sera, dans la deuxième partie, rigoureusement la même chose, mais on entendra des phrases de Duchamp, artiste dada, par des voix féminines spatialisées : « Pluie grossière de bois/ Les litanies du chariot / Goélette de vie » avant des bruits de moteur. A la fin les fragments du « Grand Verre » sont déplacés, libérant les danseurs qu’ils cachaient parfois, ceux-ci forment un ovale comme s’ils étaient devenus un morceau du temps, marchant autour de lui. Puis ils s’asseyent. Le temps s’immobilise.
  (Ann Ray/Opéra national de Paris)

Ils sont tous d’une extrême légèreté, d’une belle souplesse, d’une grâce parfois fragile, d’où se détachent la jolie prestance de Joseph Aumeer et la présence en scène de Caroline Bance. Les autres s’appellent Chelsea Adomaitis, Victoire Anquetil, Eugénie Drion, Amélie Joannidès, Antonin Monié, Gaëtan Vermeulen, Jean-Baptiste Chavignier. Ils sont souvent quadrilles, parfois sujets. Et justement…

Mais rappelons d’abord la hiérarchie du corps de ballet : après les étoiles les premiers danseurs. Puis les sujets, les coryphées, les quadrilles. Brigitte Lefèvre respectait plus ou moins cette hiérarchie, que Benjamin Millepied voulait dynamiter. Aurélie Dupont est entre les deux. Or, si l’on rêverait de la (peut-être) tout autre force que prendrait ce « Walkaround time » avec neuf étoiles, on ne peut rêver mieux que le trio de « Trio » 

L'épatant trio de "Trio" de Forsythe

Eléonore Guérineau (sujet), Maxime Thomas et Hugo Vigliotti (coryphée) : ils sont épatants dans ce « Trio » où Forsythe s’amuse pendant un quart d’heure, appliquant le principe de Gainsbourg, « A deux, à trois même » avec une sensualité heureuse et cependant jamais ambigüe. Cela tient déjà aux costumes (de Stephen Galloway), joliment bariolés, entre marionnettes de « Pétrouchka » et tenues de hip-hop. Cela tient aussi à ce qui était assez inhabituel alors, en 1996, une danse où, le constate Forsythe lui-même, «les deux hommes dansent autant ensemble qu’avec la femme ».
Trio de William Forsythe
 (Ann Ray/Opéra national de Paris)

C’est un « Trio »… sur un quatuor, une cellule musicale plusieurs fois répétée, et interrompue, du 15e quatuor à cordes de Beethoven, une danse où, après que chacun des trois nous a montré une partie de son corps, cheville, coude, bas du torse, épaule, les mêmes gestes techniques de la « grande danse », pliés, arabesque, port de bras, seront délicieusement détournés : on n’utilise pas la main mais le coude, on n’utilise pas le pied mais le genou. Fluidité des échanges, égalité du traitement où il n’y a pas une fille et deux garçons mais trois danseurs, et trois danseurs qui ont un vrai sens, chacun avec sa personnalité, de la comédie. N’oubliant jamais que la danse est aussi un jeu, un jeu où le corps est le joueur.

« Herman Schmerman » (titre inexpliqué) de 1992, est composé d’un pas de cinq et d’un pas de deux. Le pas de cinq, écrit pour le New-York City Ballet (deux garçons et trois filles), réunit morceaux d’ensemble et solos, selon une écriture post-cunninghamienne ! Petits pliés, jetés-battus, bras en cercle, pour un morceau très rythmé jouant sur les codes de la danse classique de manière plus vivante, moins abstraite que chez Cunningham. Sur la musique énergique pour clavecin préparé et vents de Thom Willems, l’habituel complice, on découvre les jolis talents du quadrille Clémence Gross, du sujet Aurélia Bellet, des coryphées Yvon Demol et Roxanne Stojanov mais surtout de Chun Wing Lam, à peine coryphée. Asiatique de petit gabarit, originaire de Hong-Kong, il a déjà tout, la puissance et la légèreté, la rapidité des sauts, la précision des bras ; il sera d’ailleurs le plus applaudi !
  (Ann Ray/Opéra national de Paris)

La précision d'Hugo Marchand dans "Herman Schmerman" 

Le pas de deux date des premiers temps de l’installation de Forsythe à Francfort : il réunit Hanna O’Neill, première danseuse et Hugo Marchand, nommé étoile il y a deux mois. D’abord on regarde O’Neill, ravissante, bien en place, gracieuse comme tout, qui fait très joliment ce qu’elle a à faire. Mais peu à peu notre regard se déporte sur Marchand et c’est à cela que l’on reconnait une étoile ! Parce qu’il y a la précision d’un saut, dans l’écartement exact qui convient à la danse de Forsythe et non au prince du « Lac des Cygnes »; la facilité apparente à porter la partenaire telle une plume en conservant la rigidité du mollet ; il y a la fluidité des bras et des gestes, l’élégance des demi-tours, des changements de direction, d’une frappe de la pointe sur le sol, à peine marquée et pourtant sonore ; et de ne pas être ridicule en jupette jaune et torse nu, quand Forsythe, donnant une touche de sirtaki à ses arabesques, s’amuse encore. Puis il les laisse plus proches, plus sensuels, et le noir se fait. Les confidences succèdent à la danse.

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