: Enquête L'archéologie, casse-tête du chantier de Notre-Dame de Paris
A l’heure où s’achève, dans la plus extrême discrétion, une nouvelle fouille sous le parvis, l’attitude de l’établissement public Notre-Dame à l’égard de l’archéologie ne cesse de poser question. Des débats surgissent sur le chantier, sans qu’il y ait pour autant grand écho à l’extérieur. Explications.
Le jubé médiéval, disparu au XVIIIe siècle, était enfoui dans les sous-sols. Les archéologues de l'Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) ont retrouvé sa trace en mars dernier. En France, cette découverte est majeure. Peut-être même l'une des plus belles de ce début de siècle. Mais elle ne fut pourtant pas sans mal. Cette clôture sculptée a beau faire pâlir d'envie les musées du monde entier, l'établissement public chargé de la conservation et de la restauration de Notre-Dame de Paris a pu faire preuve au moment des fouilles d'un certain empressement. Il faut dire que la décision d'Emmanuel Macron d'ouvrir la cathédrale fin 2024 a créé un climat peu propice aux découvertes. Certains experts s'inquiètent : l'archéologie serait parfois perçue par l'établissement public comme une épine dans le pied.
Une découverte aussi majeure que fortuite
Si à la croisée du transept, trouver des sépultures n'était pas étonnant, pour le jubé, la surprise fut totale, confie Christophe Besnier, responsable de la fouille. "Dès que nous avons déposé le dallage du XIXe, ces éléments sculptés sont apparus, à quinze centimètres de profondeur. Des visages, des mains, des pieds, des représentations religieuses. On a tout de suite pris conscience de l'importance de cette découverte". Expertise faite, il s'agit bien du jubé construit vers 1230 pour séparer, comme il était coutume alors, le clergé situé au chœur des fidèles dans la nef. Dans un style propre au gothique rayonnant, des centaines de fragments illustrent des épisodes de l'Ancien et Nouveau Testament. Passée de mode, la clôture sera par la suite détruite au XVIIIe et enfouie en signe de respect.
Aujourd'hui, c'est une découverte aussi majeure que fortuite. Elle naît de la nécessité de monter un échafaudage de plus de 700 tonnes afin de reconstruire la flèche à l'identique. Mais à l'établissement Notre-Dame, fouiller à cet endroit semblait au départ, pour certains, une perte de temps. Leurs arguments : les sous-sols sont déjà bien connus, notamment grâce aux modifications de Viollet-le-Duc, il suffit donc de terrasser une couche de 40 cm pour procéder aux travaux sans faire appel aux archéologues. Les négociations furent âpres et le drame évité. L'hiver dernier, une fouille préventive est prescrite par le Service régional de l'archéologie (SRA), menant à d'incroyables découvertes.
Un jubé fabuleux mais tronqué
Sous l'échafaudage reposent encore d'autres éléments sculptés : des fragments du XIIIe dans la partie nord du chœur, et du XIVe dans la partie sud. Le ministère de la Culture assure "ne pas perdre de vue ces vestiges", sans qu'aucune promesse soit faite pour autant. "L'objectif est d'abord de restaurer la cathédrale, pas de tout fouiller", clarifie-t-on rue de Valois.
Mais d'autres voix s'élèvent pour dénoncer une absence de vision à long terme. Selon elles, l'intention politique fait défaut. "C'est une question de volonté, explique un archéologue*. Mais encore faut-il avoir envie d'y aller une fois que l'échafaudage sera enlevé." Certains blocs du jubé pèsent plus de 300 kg. L'évacuation au printemps dernier n'a pu se faire qu'à l'aide d'une grue. Compléter la fabuleuse découverte, une fois le chantier achevé et la grue démontée, ne reste donc pour l'heure qu'une lointaine hypothèse.
Ici, à Notre-Dame, l'archéologie n'a de place que lorsqu'elle est préventive, c'est-à-dire qu'elle est missionnée, dans un espace et un temps contraints, afin de préserver les éléments patrimoniaux menacés de destruction. Aucun chantier d'ampleur n'est à ce jour prévu.
Un chantier sous les yeux du monde entier
Nombreux sont pourtant les spécialistes à penser que le chantier est une occasion unique d'étudier des lieux d'ordinaire impossibles d'accès, souvent noyés par des flots de touristes. Si Didier Busson, ancien archéologue de la Ville de Paris, apporte toute sa confiance au ministère de la Culture et à l'établissement Notre-Dame, il ne peut s'empêcher de rêver qu'à l'avenir un moyen de récupérer les restes du jubé soit trouvé.
"Mes collègues étrangers, américains notamment, s'interrogent sur la position scientifique de la France. Ils me posent beaucoup cette question : 'Pourquoi ne pas faire mieux ? Pourquoi ne pas aller plus en avant ? C'est une occasion rêvée d'avoir plus de connaissances sur la cathédrale et son jubé'. Et je ne peux pas leur donner tort. Pardon, mais Notre-Dame n'appartient pas qu'à la France. Sans jouer du violon, c'est le monument le plus connu dans le monde. Beaucoup de scientifiques travaillent dessus et nous regardent. Je me souviens quand j'ai montré les découvertes qu'on avait faites lors des fouilles en 1982 à des chercheurs américains et canadiens, certains étaient émus aux larmes."
Des intérêts parfois contraires
"L'établissement Notre-Dame n'échappe pas aux logiques de tous les gros aménageurs, confie un scientifique. S'ils pouvaient parfois se passer de l'archéologie préventive, ils le feraient. Mais le service régional de l'archéologie (SRA) fait un travail formidable pour justement suivre chaque dossier."
A la tête du SRA, Dorothée Chaoui-Derieux temporise cependant. "Nous sommes tous dans le même état d'esprit, assure-t-elle. L'établissement a un calendrier très contraint. Il faut faire en sorte que le planning coïncide. Mais chacun joue son rôle avec une même envie de rendre publique une cathédrale restaurée tout en transmettant son histoire." La conservatrice en chef du patrimoine ajoute : "A chaque fois que je vais sur le site, je sens une vraie dynamique. La passion l'emporte sur la contrainte."
Philippe Villeneuve, architecte des monuments historiques, chargé de la reconstruction, la rejoint. Il reconnaît que le mariage entre archéologie et architecture est parfois complexe, confiant être "en permanence partagé en disant aux archéologues : 'dépêchez-vous, il faut que je reconstruise la flèche' et 'continuez, prenez votre temps, c'est trop beau'." Dans ce chantier, chaque découverte, à l'instar du jubé, peut entraîner du retard et se transformer en véritable casse-tête pour ceux qui planifient. "On a eu le plomb, le Covid, les tempêtes, des protocoles terribles, ça nous a retardés pour reconstruire. Il faut avoir conscience que c'est un chantier hors norme, chaque imprévu produit en permanence un effet domino", poursuit-il, non moins confiant quant au respect du calendrier présidentiel fixé.
Le livre Notre-Dame de Paris : La science à l'œuvre, publié aux éditions du Cherche-Midi, souligne d'ailleurs l'énergie remarquable sur le chantier. Près de 200 chercheurs participent à un travail scientifique unique. "Un formidable défi humain qui regroupe des acteurs investis dans leur mission. Une recherche au service de Notre-Dame, mais également [une cathédrale] au service de la recherche".
Le culte du secret
Ce chantier hors norme détonne par sa communication des plus discrètes. Aucune mention notamment d'une fouille qui se termine cette semaine, après deux mois et demi de chantier rendus possibles par une nouvelle tranchée de chauffage urbain.
Le ministère de la Culture l'assure : "L'établissement Notre-Dame n'a rien à gagner à cacher les choses." En marge des Journées du patrimoine, l'un de ses membres a pourtant manifesté une attitude hostile à l'égard de l'Inrap, redoutant qu'il ne communique sur cette nouvelle fouille.
L'intérêt archéologique est pourtant majeur. Sous le parvis de Notre-Dame se trouvent les fondations d'une basilique. Un bâtiment qui comportait une nef à trois vaisseaux centraux, deux bas-côtés et peut-être probablement des portiques autour. Avec parfois une largeur de 2 m, le monument, déjà connu au XIXe, est magistral. Pour les archéologues, c'est "une chance incroyable de pouvoir enfin le dater et comprendre la genèse de ces églises qui ont précédé Notre-Dame". Les historiens l'identifient comme une pièce de la basilique construite au VIe siècle par Childebert, fils de Clovis, ou plus probablement d'époque carolingienne.
L'absence de communication sur cette fouille peut se comprendre, les archéologues n'ayant pas vocation à accueillir en permanence la presse, d'autant qu'un éclairage médiatique peut attirer les pilleurs. Il faut d'ailleurs souligner qu'il n'y a pas eu de conflit entre l'établissement public et l'Inrap, l'emplacement du chantier ne gênant pas la reconstruction.
"Avec l'archéologie, nous sommes plutôt dans la réaction que dans l'anticipation", murmure-t-on sur le chantier. Et cette fouille est, de ce point de vue, exemplaire. Le premier projet de l'établissement public prévoyait la destruction d'une partie des fondations de la basilique carolingienne. Il a fallu calculer un nouveau tracé du réseau de chauffage urbain afin de le faire passer au-dessus, non sans perte de temps.
"L'établissement public ne veut pas être accusé de destruction de vestiges", nous confie-t-on. Mais s'il refuse de trop communiquer, c'est parce que "la création du réseau aux abords peut bien potentiellement détruire des vestiges archéologiques". Un spécialiste va même plus loin. "Je pense qu'ils ont peur que le public s'intéresse trop à ces fouilles. Si l'on commençait à parler de conserver ces vestiges et même d'étendre la crypte archéologique jusqu'à la basilique carolingienne au pied de Notre-Dame, comme le prévoyait d'ailleurs [l'archéologue] Michel Fleury dans les années 1970, cela ralentirait considérablement le chantier."
La pression du calendrier présidentiel
"Dès qu'on creuse, on trouve quelque chose. Le niveau actuel de Notre-Dame, c'est le niveau du Moyen Age donc obligatoirement, on touche aux couches archéologiques", explique un chercheur. Les travaux à Notre-Dame risquent donc de prendre plus de temps que prévu.
Au ministère de la Culture, il n'y a pourtant "pas d'inquiétudes. Il faut bien que les gens comprennent que fin 2024, c'est l'intérieur de la cathédrale qui rouvrira. Il restera à travailler, notamment avec la Ville de Paris, sur l'extérieur et ses abords." Face aux critiques jugeant irréaliste la date imposée unilatéralement par Emmanuel Macron, le ministère reste ferme. "Heureusement qu'il y a une volonté politique qui est de dire : 'Essayons de ne pas restaurer la cathédrale en vingt ans'. S'il n'y avait pas cette dynamique, nous n'en serions pas là où en est actuellement le chantier. Mais ça ne veut pas dire que nous ne sommes pas pour autant extrêmement attentifs aux sous-sols."
Or, pour certains, "2024 est une date intenable lancée comme ça, sous le coup de l'émotion. Le problème a été pensé à l'envers. Emmanuel Macron a dit une date le lendemain de l'incendie, avant même qu'il y ait un état des lieux et une liste des tâches à réaliser". Définir une date pour la reconstruction d'une cathédrale n'est d'ailleurs pas chose naturelle. "Lorsque la cathédrale de Reims fut bombardée, durant la Première Guerre mondiale, elle ne fut rendue au clergé qu'en 1928, affirme un expert. Maintenant, nos moyens sont plus importants mais pas tant que ça, parce que c'est malgré tout le même travail de construction d'un monument historique. Je ne dis pas qu'il faut dix ans mais la reconstruction de Notre-Dame prendra beaucoup de temps. Et d'ailleurs, c'est l'histoire des cathédrales que d'associer travaux et cultes. Elles ont toujours été en chantier au cours des siècles."
Cet empressement à retrouver la splendeur de la cathédrale n'a pas fini de créer des tiraillements entre reconstruction et recherche archéologique.
* Certains acteurs du chantier ont souhaité s'exprimer anonymement.
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