A quoi servent les archéologues ? Réponse avec le spécialiste Jean-Paul Demoule
Jean-Paul Demoule signe "Trésors. Les petites et grandes découvertes qui font l’archéologie" (Flammarion), ou comment tout savoir sur l’archéologie en 285 pages…
Le grand public est de plus en plus intéressé par l’archéologie, comme le montre le succès des musées, expositions, visites de fouilles… "Discipline totale" qui exploite toutes les facettes de la science, l’archéologie découvre des "trésors" et explore le passé. Tout en livrant des pistes de réflexion sur le présent. Professeur émérite de protohistoire européenne à l’université Paris I (Panthéon-Sorbonne), spécialiste du Néolithique, Jean-Paul Demoule livre avec Trésors. Les petites et grandes découvertes qui font l’archéologie un ouvrage plein d’humour qui fait le tour de la question. Entretien.
Franceinfo Culture : L’archéologie, c’est quoi ? Et ça sert à quoi ?
Jean-Paul Demoule : Alors que l’histoire travaille sur les textes, l’archéologie est l’étude des sociétés humaines à travers leurs vestiges matériels sans limite de temps. N’importe quelle société, de la Préhistoire jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, aux Etats-Unis, l’archéologue William Rathje a étudié les poubelles de Tucson (Arizona) dans les années 1970.
A vous lire, l’archéologie, c’est souvent une histoire de poubelles !
Bien sûr. En fait, il s’agit de poubelles au sens large. Les archéologues ne fouillent ainsi que des sites en fin de course. Sauf s’il s’agit de miracles comme Pompéi. Autre exception : les tombes, en principe organisées jusqu’à la fin des temps.
Au cours des siècles, on a reconstruit sur des restes de villes anciennes, donc des sites en fin de course. Regardez Heinrich Schliemann : quand il a fouillé ce qu’il pensait être l’emplacement de Troie, il a en fait retrouvé sept villes successives. Chacune avait été à chaque fois abandonnée et remblayée.
Paris a connu le même phénomène. Quand, dans les années 1980, on a réalisé les fouilles du Grand Louvre portant sur la période du XVIe au XVIIIe, les choses les plus intéressantes ont été trouvées… dans les latrines ! Cela a permis d’en apprendre beaucoup sur ce qu’on mangeait à l’époque, l’état sanitaire des populations…
Pour les sites néolithiques, c’est pareil. On trouve juste les trous des poteaux soutenant les constructions. Mais aussi des fosses où l’on découvre des déchets de l’époque : os cassés, poteries...
L’archéologie est née avec la Renaissance et les "cabinets de curiosité", dites-vous. Elle a changé d’échelle avec la Révolution et la naissance des "romans nationaux". Or en France, ce roman national commence… avec une défaite, celle des Gaulois à Alésia. Cela expliquerait que l’archéologie en France même aurait été délaissée…
Oui, délaissée jusqu’à aujourd’hui. On peut ainsi faire le parallèle entre le Louvre et le Musée d’archéologie nationale de Saint-Germain en Laye. De nombreux pays ont des musées nationaux au centre de leurs capitales. En France, cet établissement a été relégué dans un endroit où personne ne va, il n’a jamais fait l’objet de grands travaux présidentiels. De plus, il est l’œuvre de Napoléon III, qui a mauvaise réputation en raison de la défaite de Sedan. Laquelle s’inscrit en quelque sorte avec celle d’Alésia.
Dans l’Hexagone, le roman national décrit un pays froidement colonisé par les Romains pour apporter la civilisation. Idéologiquement, cela a été un moyen de justifier la colonisation française, venue civiliser les sauvages en Afrique ! Alors qu’en Allemagne, le roman national commence avec la victoire des Germains d’Arminius contre les Romains de Varus (en 9 de notre ère, NDLR). Aux Etats-Unis, il débute avec la "cloche de la liberté" ("Liberty Bell") de Philadelphie, qui aurait retenti après la signature de la Déclaration d’indépendance en 1776 et la défaite des colons britanniques.
De son côté, le Louvre, musée installé au cœur de Paris, n’abrite que des éléments grecs, romains, égyptiens, moyen-orientaux parce qu’il reflète la culture des élites. Une culture qui ne reconnaît que la vision des vainqueurs des Gaulois. Les Romains considéraient ces derniers comme des gens sales, qui n’hésitaient pas à échanger un esclave contre une amphore de vin! Ils ont, en quelque sorte, effacé les Gaulois. Lesquels sont restés dans la mémoire collective, sous forme humoristique, "nos ancêtres les Gaulois" capables de gauloiseries et contemporains d’Astérix !
Dans ce contexte, il n’y a pas eu en France d’archéologie nationale digne de ce nom avant les années 1980. Avant, cette archéologie était pratiquée par des amateurs.
Vous rapportez que dans les Balkans, on a souvent détruit les niveaux archéologiques ottomans sans les fouiller. Alors que la présence ottomane a duré cinq siècles. Quelle est la responsabilité des archéologues vis-à-vis des nationalismes ?
Tous les archéologues du monde sont payés par les États dont ils sont citoyens avec pour mission de renforcer le roman national…
Vous n’exagérez pas un peu ?
Je veux dire que le poids de l’idéologie nationale agit souvent souterrainement. J’ai ainsi des collègues grecs, des gens honnêtes et sérieux, qui rejettent l’idée que la révolution néolithique ait pu venir de Turquie. En Chine, certains savants, eux aussi parfaitement honnêtes, refusent que l’on puisse prétendre que leurs compatriotes descendent de l’homo sapiens sorti d’Afrique. Selon eux, ils descendent de «l’Homme de Pékin». En ce qui me concerne, j’ai beaucoup fouillé dans les Balkans. Et j’ai pu vérifier que les romans nationaux s’arrêtent à l’époque ottomane, entre le XIVe et le XIXe. Alors que cette époque a été pacifique et prospère économiquement.
Dans ce contexte, quelle est la responsabilité des archéologues ?
Celle d’essayer de déconstruire les éléments contraires à la vérité historique, de déconstruire les mythes. Ce qui leur vaut d’être critiqué par les mouvements identitaires.
L’archéologie a un champ d’activités qui ne cesse de s’élargir : archéologie de l’esclavage, archéologie des conflits… Pourquoi ? Et où compte-t-elle s’arrêter ?
Il n’y a pas de raison pour qu’elle s’arrête ! D’autant que ses centres d’intérêt peuvent changer. Car l’archéologie vise à répondre aux questions de son temps. Elle est tributaire de son époque. Ainsi, aujourd’hui, on s’intéresse davantage aux problèmes des sociétés, aux questions d’environnement.
Et plus précisément ?
On s’intéresse par exemple aux questions climatiques, à leur influence sur la disparition de certaines sociétés. Par exemple, les Mayas se sont mis à construire des pyramides de plus en plus monstrueuses, grignotant et épuisant les terres les plus fertiles. On constate la même chose dans l’empire khmer, avec l’édification de temples gigantesques et le creusement d’énormes bassins hydrauliques. En période de crise, on en rajoute dans cette tendance, fragilisant ainsi les sociétés.
L’archéologie s’intéresse aussi à des domaines très actuels et passionnels comme les migrations. Que nous apprend-elle, par exemple, sur les invasions barbares en Europe à la fin de l’empire romain?
Que cela n’a pas été un déferlement de barbarie, contrairement aux images utilisées par l’extrême droite. En fait, les "barbares" qui arrivaient dans l’empire romain cherchaient à s’intégrer. Cela a donc correspondu à une période de migration et de métissage. C’est d’ailleurs ce que montre la découverte, en 1653 à Tournay (Belgique), de la somptueuse tombe du roi Childéric, père de Clovis. On y a trouvé aussi bien des objets romains que "barbares", mêlant ainsi deux traditions culturelles.
L’archéologie montre que cette époque a été une période de grand métissage culturel. Et de restructuration progressive. A cette époque, les villes ont effectivement eu tendance à rétrécir. Mais dans le même temps, les grandes propriétés terriennes, les villas romaines, ont continué à se développer.
Peut-on faire un rapprochement avec les migrations d’aujourd’hui ?
Les gens ont toujours migré, ont toujours bougé. Il n’y a rien de plus banal. C’est l’une des caractéristiques de l’humanité. Comme le dit le paléoanthropologue Pascal Picq, l’être humain est "un grand singe migrateur".
"Trésors. Les petites et grandes découvertes qui font l’archéologie", Jean-Paul Demoule, (Flammarion – 285 pages - 19,90 euros)
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