David Bowie et Tin Machine à Dublin en 1991 : rencontre avortée avec un artiste protéiforme
En arrivant à Dublin ce 10 Août 1991, j'étais rééllement excité et même un peu intimidé à la perspective de cet entretien. Je n'étais pas à proprement parler un fan énamouré comme certains critiques, mais sa manière inédite de projeter le monde de l'art dans sa musique et son univers excentrique et décalé m'avaient toujours fasciné.
Je m'étais plongé dans son répertoire, j'avais beaucoup lu à son propos. Je connaissais son enfance bizarre au sein d'une famille qui ne l'était pas moins et ce demi-frère en clinique psychiatrique. Je savais que très jeune, il avait été marqué par "La Métamorphose" de Kafka. J'avais découvert le sens profond de certaines de ses chansons comme "Aladdin Sane" et son jeu sur les mots "a lad insane" (un mec dérangé), bref, j'avais cru deviner - avec toutes les nuances qui s'imposent - l'aspect schizophrène du personnage, j'avais cru lire entre les lignes cette obsession du double et de sa propre folie mise en lumière par un court métrage peu connu réalisé par lui en 1967, "Look back in anger" dans lequel un jeune homme surgi de la toile tue le peintre qui vient de le dessiner.
Oscar Wilde et David Bowie : deux dandys familiers des masques
Et puis nous étions à Dublin, la ville natale d'Oscar Wilde. Je m'étais dit qu'avec un homme d'esprit et de culture comme lui, il serait facile d'établir le lien entre deux êtres semblablement attirés par l'apparence et le déguisement, tous deux familiers des masques et de leur rôle dans la vie et l'oeuvre. D'autant que pour Wilde - et n'était-ce pas aussi le but de Bowie ? - il importait avant tout de révéler l'art et de cacher l'artiste.Amenés par la maison Barclay pour ce que l'on appelait pas encore un "junket" avec deux autres équipes de télévision et deux ou trois journalistes de la presse écrite, nous voici dans une sorte de hangar studio où David Bowie et son groupe Tin Machine commencent par nous offrir un show case de deux titres extraits de leur deuxième (et ultime) album signé sur un petit label distribué par Polygram. Après la deuxième partie des années 80 en demi-teinte sous contrat avec EMI, Bowie concluait un marché avec la future major Universal, avec pour mission de lancer le groupe grâce à une promotion efficace. Et de vendre une nouvelle réinvention - voire une rédemption - de la star en rocker pur et dur, associé au guitariste Reeves Gabrels qui avait déjà travaillé avec lui, de même que les frères Hunt et Tony Sales, respectivement à la batterie et à la basse. Malgré le talent de ses musiciens, il est néanmoins permis de se demander ce qu'aurait fait Tin Machine sans la présence tutélaire de David Bowie. Au reste le groupe s'est dissous en 1992 sans jamais avoir explosé les charts et les ventes...
Les trois équipes télé filment religieusement le showcase comme les instants volés d'une répétition ultra confidentielle. Dans le son brut à la limite du heavy metal d'un bon groupe de rock FM américain, David Bowie n'en détache pas moins sa personnalité flamboyante et son allure d'élégant félin. Avant que s'enchainent les entretiens individuels de l'artiste avec son groupe, sans la possibilité de l'avoir seul. Je n'oublierai jamais l'inconfort de mon collègue de TF1, Bernard Gély pour le citer, obligé de conduire son entretien devant les trois musiciens face à lui et, à leur gauche, Bowie lui tournant ostensiblement le dos et, laissant parler ses acolytes, daignant de temps à autre lâcher, sans se retourner, une phrase laconique.
Dialogue de sourds et entretien houleux
Quand ce fut mon tour, tous les quatre me faisaient heureusement face et Bowie était au milieu. Mais le message demeurait le même : David Bowie n'existe plus, il s'est fondu dans un groupe qui fait table rase de son passé. Par courtoisie, mes premières questions s'adressent aux musiciens de Tin Machine. Ce qui constitue l'unité du groupe pour commencer."L'énergie que nous déployons ensemble, même si nous avons des intérêts différents séparément. Nous essayons de créer quelque chose de puissant et d'honnête qui nous satisfait", me répond Reeves Gabrels.
A Tony Sales, je rappelle qu'il a collaboré avec Iggy Pop, Bowie déclare être heureux qu'il soit enfin reconnu. A la question sur les salles moyennes dans lesquelles sont programmés leurs concerts de six semaines en Europe, David Bowie me répond, déjà un peu agacé, qu'il n'est pas en solo et qu'il ne dirige pas un grand cirque. A quoi un autre ajoute qu'ils doivent "divorcer de sa notoriété et de tout ce qu'il a fait avant pour progresser."
Dès lors les quatre parlent souvent en même temps, se couvrent les uns les autres et chahutent en se jouant de mes difficultés linguistiques..
Tin Machine pour tuer David Bowie ?
- A David Bowie : " Est-ce que votre aventure musicale avec Tin Machine est une partie à part de votre parcours ?- Les trois ensemble : Cela n'a rien à voir avec lui !
- A David Bowie : Mais est-ce un moyen pour tuer votre passé ?
- C'est une question très philosophique... Il n'est pas possible de tuer son passé...
- Mais il est peut-être possible de tourner une nouvelle page de sa propre histoire ?
- Chaque jour est un commencement, chaque simple jour...
- La tournée "Sound and vision" constitua votre dernière apparition publique en tant que David Bowie, et vous avez conclu votre ultime concert avec une chanson intitulée "Rock and roll suicide"... Avez vous tué ce soir là le personnage de David Bowie qui était l'un de vos masques ?
- Vous êtes très pointu (reconnait-il) mais je ne crois pas qu'il soit possible de tuer le personnage de quelqu'un...
- Il n'en demeure pas moins, David, que vous aimez à porter des masques... "
Une rock star en colère
Reeves Gabrels et les frères Sales parasitent bruyamment notre difficile conversation et David Bowie se câbre de plus en plus, m'intimant quasiment l'ordre de ne parler que de Tin Machine. Lorsque j'évoque Oscar Wilde et le thème de la double personnalité, il m'assène carrément que "c'est barbant" et qu'en ne m'adressant qu'à lui - ce qui est faux - j'insulte les autres membres de Tin Machine. Et de conclure sans aménité.- "On a participé à un show télé l'autre jour à Londres, on avait plein de jeunes venus de Suède, de Hollande et de France. Ils sont tous venus avec des tee-shirts "Tin Machine". Ils n'étaient pas là pour moi, ils étaient là pour le groupe et c'est pour ça qu'on travaille ! "
Fin d'un entretien houleux. En signant d'une plume nerveuse mon livre d'or, David Bowie répète que je n'ai pas été correct. Tout est dit. Je n'ai pas rééllement rencontré le dandy cultivé qui, sans renier ses délires passés, aurait pu m'aider à approcher son univers à la fois multiple et unique et à en entrouvrir quelques portes.
Double épilogue
Quelques mois après ce rendez vous manqué, à l'issue d'un concert peu convaincant donné avec Tin Machine à l'Olympia, il demandait à une relation commune de me transmettre des excuses en son nom. "Nous n'avons pas été très sympas avec lui", se justifiait-il. Je regrette que la vie et le métier ne m'aient jamais permis de le revoir.Au terme d'une vie qu'il avait transformé en oeuvre d'art, David Bowie avait apparemment pris soin d'organiser son départ définitif dans les moindres détails. Une mise en scène quasi virtuelle, en tous cas on ne peut plus sobre et dépouillée. Et en choissant son masque ultime, celui de Lazare, il optait aussi pour le symbole de l'immortalité.
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