"Orphée et Eurydice" à l'Opéra comique : la beauté nue de Gluck sublimée par Raphaël Pichon
"Orphée et Eurydice" : premier opéra de Gluck et œuvre de référence pour sa beauté, et qui n’a quasiment jamais cessé d’être jouée trois siècles et demi durant, malgré l’évolution des goûts et des modes. Un mot d’histoire : il existe plusieurs versions de l’opéra créé en 1762, trois en douze ans (du vivant de Gluck), deux livrets (l’un en italien, l’autre en français), et plusieurs tessitures imaginées pour le rôle d’Orphée : castrat alto, castrat soprano, ténor (en France), mais aussi mezzo-soprano, donc un rôle tenu par une femme travestie en homme. C’est cette dernière que choisit Hector Berlioz - en pensant à la célèbre Pauline Viardot - en proposant sa propre version de l’opéra en 1859, version présentée à l’Opéra comique ces jours-ci, mais avec une nouvelle ouverture et un nouveau finale.
La version Berlioz, la plus épurée
Pour Raphaël Pichon, qui assure la direction musicale, la version Berlioz est celle qui transmet le mieux "l’esprit" de cet opéra. Pour définir cet esprit, un mot clé : l'épure. C’est même l’obsession de Gluck en ces années 1760 lorsque ce compositeur phare de la transition entre le baroque et l'âge classique se met en tête de réformer l'opéra. Son idée est qu’il faut le débarrasser de tous ces "ornements superflus" qui cadenassent l'expression des passions.Il faut aller droit à la vérité dramatique et revenir ainsi à la fonction première de la musique : susciter l'émotion. Le mythe d’Orphée s’y prête : ce chantre de Thrace est alerté par L’Amour de l’opportunité de ramener Eurydice des Enfers par le seul pouvoir de la musique, et à la condition de ne pas se retourner. Emotion du deuil, sentiment amoureux ravivé, émotion artistique, tension dramatique.
Tension dramatique
L’émotion et la tension dramatique sont perceptibles sur le plateau de l’Opéra comique, dès les premières mesures. Comme dans ce tableau funèbre du début, où Orphée pleure sa bien-aimée, entouré par les choristes et les danseurs engagés dans une sombre danse de la mort jusqu’à la disparition d’Eurydice, engloutie dans une trappe. Très belle image. Musicalement, le chœur est excellent et très présent (ce sont les pasteurs et les nymphes, les héros, les furies...), d’ailleurs souvent mélangé aux danseurs qui servent les nombreuses pantomimes prévues dans la partition.Portée par l’Ensemble Pygmalion sur instruments anciens (seul le clavecin est absent), la musique orchestrale de Gluck, elle, fait corps avec les airs et le récitatif (épure de la forme !). Du coup, on n’a pas le sentiment d’une simple succession d’airs remarquables, même s’ils existent : c’est une des qualités de cette production – et évidemment de l’œuvre de Gluck. On aurait en revanche souhaité, dans la mise en scène, une plus grande mobilité des personnages principaux - quelque peu coincés dans des positions hiératiques.
Marianne Crebassa incarne parfaitement le drame d’Orphée
Et ces personnages assurent : à commencer par Orphée, mèche blanche à la Andy Warhol et costume stricte d’aujourd’hui, que campe Marianne Crebassa (déjà travestie notamment dans le "Fantasio" d’Offenbach l’année dernière) au timbre si reconnaissable. La mezzo française révèle d’abord ses graves avant d’exceller dans des médiums vibratos puis dans ses aigus (notamment à l’acte 3 lorsqu’elle implore les Ombres). Elle incarne parfaitement le drame d’Orphée dans l’air magnifique "Amour, viens rendre à mon âme", inquiet et plein d’espoir à la fois, jusqu’à l’a cappella très applaudi de "L’amour accroît ma flemme", qui précède son arrivée aux Enfers.Tout cela est sobriété et finesse. Dans une sorte de ballade aux échos de flûte et de violons, Marianne Crebassa émeut dans l’air d’Orphée "Quel nouveau ciel pare ces lieux", avant d’être rejointe par le chœur pour le célèbre "Epoux tendre, amant sensible". Mais Orphée succombe, perd à jamais son amour, et la mezzo nous bouleverse dans l’air final et définitif "J’ai perdu mon Eurydice" qu’on n’est pas prêt d’oublier.
Mais pourquoi Eurydice en grande bourgeoise ?
Très convaincante également, et très élégante vocalement, la soprano québécoise Hélène Guilmette incarne Eurydice, malheureusement engoncée dans un ensemble tailleur-jupe plissée-perruque blancs, digne d’une grande bourgeoise, alors qu’on l’aurait volontiers vue vêtue de voiles légers, tout aussi candides. Mais l’essentiel est ailleurs : ses aigus de "Cet asile aimable et tranquille" (pour décrire les Enfers !) sont vraiment jolis et son air bouleversant de l’acte 4, "Fortune ennemie" qui annonce l’issue si triste, réussi.Troisième personnage de l’opéra, L’Amour est tenu par Léa Desandre qui fait une douce irruption, parée d’une magnifique robe perlée, roulant dans un grand cerceau. La très jeune mezzo-soprano était déjà coutumière des fortunes du cirque dans "Alcione" présenté ici même l’année dernière. Elle est manifestement à l’aise esquissant des mouvements acrobatiques ou portée haut par des circassiens. Pour preuve, elle réussit ses airs, et notamment son très beau "Soumis au silence" fondamental dans l’histoire, après avoir énuméré à Orphée les conditions de son admission aux Enfers. On peut se demander en revanche en quoi ces acrobaties servent le récit, si belles puissent-elles être. Elles ne cadrent pas, en tout cas, avec l’épure tant recherchée.
Immense miroir
Car l’autre particularité de cette production est l’occupation de l’espace, conçue par le metteur en scène Aurélien Bory. Clé de son dispositif scénique : un immense miroir, aussi grand que la scène, suspendu face au public, mais incliné de manière à réfléchir l’action qui se déroule au sol, par-dessus de grands draps noirs ou sur l’image d’un tableau de Corot, "Orphée ramenant Eurydice des Enfers". Un double champ visuel comme la promesse, déjà, d’un regard sur l’au-delà.Ce dispositif offre quelques scènes singulières et réussies, comme celle, à l’acte 2, de la danse des esprits. Ceux-ci cherchent à effrayer Orphée qui ose s’aventurer ici pour les amadouer de sa lyre : "Spectres...", lance le premier, "Non", répondent les Furies. "Larves", "Non !", "Ombres terribles !", "Non !". Peu à peu, au son de la musique, danseurs et choristes, dansant au sol, forment au sol un rond comme des larves dans un verre de laboratoire, projeté en hauteur. Etonnant, et très beau.
Plus épuré, à l’acte 3, est le franchissement de la porte des Enfers, qu’annonce le renversement du grand miroir. Devenant une grande toile transparente, couvrant les personnages dans un clair-obscur, celui-ci abrite des scènes d’une grande poésie, prélude à la rencontre des amants qui n’adviendra qu’au dernier acte. L'épilogue est bouleversant : dans une nudité scénique absolue, un jeu de voiles noirs enveloppe les époux.
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