"L'enfant et les sortilèges" de Ravel, un chef d'œuvre rien que pour les enfants au Théâtre de Champs-Elysées !
A l'heure où on s'interroge sur le vieillissement du public de l'opéra et le besoin, non pas d'un rajeunissement (ce qui serait indélicat et absurde), mais d'un élargissement des publics, le succès de chaque production pour les jeunes est digne d'intérêt. Car voilà potentiellement les spectateurs de demain. C'est le cas de "L'enfant et les sortilèges" de Ravel, sur un livret de Colette, qui est présenté pendant presque deux semaines, au Théâtre des Champs-Elysées, avec deux représentations tout public et une dizaine de représentations scolaires. Il y a plus : "L'enfant et les sortilèges" a ceci de particulier qu'il s'agit d'un opéra célèbre, mais longtemps oublié, l'un des deux seuls opéras de Ravel, et surtout le premier opéra de l'histoire composé expressément pour les enfants. Quand on sait l'importance qu'a l'enfance dans l'œuvre de Ravel et surtout l'ardeur avec laquelle Colette a dû porter son projet pendant près de quatre ans (de 1920 à 1924), on mesure l'importance de ce chef d'œuvre.
Les "Ohhh !", les "wouah !" et les "youpi !"
Chef d'œuvre certes, pour la richesse musicale, la construction du récit et la beauté du texte, mais œuvre complexe, lyrique, à l'écriture élaborée et livrée sans sous-titres, contrairement à ce qui se fait généralement à l'opéra. Parvient-elle à toucher son auditoire ? Au Théâtre des Champs-Elysées, "L'enfant et les sortilèges" est un succès. Moins parce que le théâtre affiche déjà presque complet et les écoles ont massivement répondu présent, que parce que les enfants (au moins ceux que nous avons pu voir lors d'une représentation scolaire, un jour de semaine à 10 heures du matin) reçoivent l'œuvre avec attention et enthousiasme. Plus de 1000 dans la salle, captivés une heure durant, leur silence est interrompu seulement par les "Ohhh !" et les rires au début, les "wouah !" au milieu et les "youpi !" à la fin, comme attendu dans l'architecture de l'histoire."L'enfant et les sortilèges" est le récit d'un enfant, ici une jeune fille aux tresses, au physique de Fifi brin d'acier, en colère pour avoir été sermonnée par sa mère. Sommée de terminer ses devoirs, seule dans la pièce, la petite passe ses nerfs sur tout ce qui l'entoure : chat et écureuil, tasse et théière, feu et bouilloire, papier peint et livres et… horloge qu'elle finit par dérégler… Le temps s'arrête alors, en quelque sorte. Et décide de tourner à l'envers. Une fois calmée, l'enfant ignore que l'histoire ne fait que commencer et qu'elle en fera cette fois elle-même les frais. Colette et Ravel imaginent alors la revanche des objets et des animaux dans une succession de tableaux, les uns plus loufoques que les autres. Prenant littéralement par surprise la gamine, confortablement installée, le fauteuil lance le bal, bientôt rejoint par la bergère, puis par l'horloge, et surtout la théière et la tasse, dont le fox-trot endiablé reste l'un des moments les plus dôles et poétiques de l'opéra. Le public ne s'y trompe pas, embarqué dans un tourbillon magique où meubles et objets s'animent, parlent et dansent, suivis par les animaux, les plantes… une princesse qui sort du livre de contes et même les chiffres, des cahiers d'arithmétique. L'enfant a peur, inconsolable, demande sa maman, mais son "martyr" n'est pas terminé. On en dira pas plus.
Transmission
Maître d'œuvre de cette production, à la fois directeur musical et metteur en scène, Gaël Darchen sait quelle est la raison première de ce succès : "Chaque enfant peut se projeter. C'est d'ailleurs un ouvrage intemporel (c'est fondamental), qui traverse les générations. Tous les élèves que j'ai rencontrés, avec mon équipe, pour préparer ce spectacle, dans les écoles, du primaire au lycée, ont perçu la part de cruauté qui existe chez l'enfant de Ravel. Une cruauté qui les a traversés eux-mêmes jusqu'au moment où ils ont été atteints plus ou moins par la raison, c'est-à-dire par le fait de ne plus être dans l'expérimentation des limites. C'est de ça que parle l'opéra. C'est une situation qui est parfois douloureuse, pour lui comme pour les autres. La notion du temps est importante : un moment charnière dans cet ouvrage est celui de l'horloge qui se détraque : l'enfant se rend compte que s'il avait agi différemment, rien de ce qui va suivre ne serait arrivé. C'est une scène dramatique, qu'on a cherché à rendre drôle, mais elle est tragicomique !".La notion du temps est également présente dans la fabrication du spectacle. Pour Gaël Darchen, qui est à la tête en permanence de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, "c'est fondamental, dans cet ouvrage, de faire travailler en transversalité tous les chœurs, des plus petits aux plus grands. Quasiment tous les chanteurs adultes sur le plateau ont chanté étant enfants, ont même parfois chanté la célèbre scène des chiffres au Palais Garnier ou dans d'autres théâtres. Avec la mezzo-soprano qui joue l'enfant, Alix Le Saux, on travaille ensemble depuis 18 ans ! C'est vrai aussi pour certains parmi les solistes. Et cette pratique de transmission est déterminante dans les progrès que font des structures comme la nôtre, parce que l'expérience se transmet sur des générations. Evidemment au début, il y a eu des grimaces au niveau de l'apprentissage, mais aujourd'hui cette musique est la leur, ils se la sont totalement appropriée". Le public la reçoit en toute simplicité.
Un opéra très complexe
Et pourtant, malgré quelques accents de comédie musicale d'un accès facile, l'opéra est construit de manière extrêmement complexe. Car Ravel s'est amusé à parodier différents genres musicaux qu'il a assemblés côte à côte, du madrigal à la musique romantique du XIXe siècle, en passant par l'orientalisme chinois et le jazz, qui donnent humour et rythme, ou encore les moments de virtuosité lyrique, très émouvants, eux, comme les coloratures du feu et du rossignol. C'est un fait, les enfants reçoivent de manière naturelle cette diversité. "La réorchestration par Marc Viellefond y est pour beaucoup", explique Gaël Darchen, "parce qu'on retrouve tous les ingrédients de la version originale. C'est le secret : présenter les choses simplement. Tout est écrit : on n'a pas à complexifier le discours. Dans la structure - et ça rejoint la philosophie de la Maîtrise des Hauts-de-Seine - je suis toujours pour banaliser les choses, pour que ça devienne le plus naturel possible".Mais surtout, Gaël Darchen a parié sur l'image : "on le voit bien quand le rideau se lève au début de la scène du jardin, les enfants sont ébahis. C'est un moment où on bascule". La magie opère, le décor végétal offre une féérie animée seulement par les animaux, grenouilles, libellules. Les costumes (magnifique libellule par exemple), les couleurs, le public a le yeux écarquillés, tandis que la tension est toujours forte pour l'enfant qui n'est pas encore au bout de ses peines. "On est à une époque où l'image prend une importance phénoménale, il fallait ça que pour que les plus jeunes enfants aussi puissent se plonger dans cette musique ou qu'à défaut de musique, même sans la suivre intégralement, ils aient quand-même une lecture complète de l'œuvre. Et enfin, on l'oublie trop souvent, il y a la langue".
"Banaliser l'exigence"
Le texte de Colette. Lui aussi, comme la musique de Ravel, est le fruit de manipulations diverses, savante alchimie entre langage enfantin, jeux de mots, onomatopées, erreurs de prononciation, anglicismes, orientalismes obscurs... Du Boris Vian avant l'heure. Dans les classes, les enfants font avec les enseignants un gros travail pour comprendre comment la romancière s'est inspirée du langage enfantin, ou comment elle a joué avec le vocabulaire argotique, le vocabulaire précieux, l'imitation des accents... Et du côté des chanteurs, aussi, il y a eu du travail : "le texte de Colette est un mélange de plusieurs choses, mais on a déjà dû faire un travail très important sur la prononciation du français", explique Darchen. "C'est difficile. Les enfants et jeunes adultes apprécient de retrouver en bouche cette langue française qui est à moitié avalée pendant toute la journée et qu'on transmet là, avec ses tonalités, ses accents, et sa simplicité. C'est ce qui marche aussi chez Colette, la simplicité. L'auteure ne prend de détours. Les choses sont dites, même quand elles sont violentes et elle sait qu'elle s'adresse à des enfants. La violence ça fait partie de leur quotidien, donc elle y va"."L'enfant et les sortilèges" est un joli pari. Parfois – ou souvent ? – les enfants n'auront pas tout saisi du propos de cet opéra. Une histoire et des musiques parfois complexes, un texte sans sous-titres, pas évident malgré les efforts de prononciation. Mais ces interrogations, qu'on entend ici ou là à la fin de la représentation, sont le fait des adultes. Gaël Darchen en est convaincu : "On le voit, ces enfants-là, contrairement à ce que disent les adultes, ne se créent pas de barrière. Ils prennent. Ils n'ont sans doute pas tout retenu ou tout apprécié. Mais dans l'ouvrage, la scène de l'horloge, celle du fauteuil et de la bergerie, ils sont capables de les réécouter, 10, 20 ou 30 fois de suite ! Je crois que plutôt que d'avoir un discours où on tirerait tout le monde vers le bas, pour que ce soit compréhensible par chacun, il faut faire l'inverse, il faut banaliser l'exigence. Elle doit être partout, à tout moment, mais présentée avec simplicité".
"L'enfant et les sortilèges" de Ravel au Théâtre des Champs-Elysées
Sous la direction artistique et la mise en scène de Gaël Darchen
Choeurs et ensemble instrumental de la Maîtrise des Hauts-de-Seine
Jusqu'au 1er avril
Représentation tout public : le 30 mars à 15h.
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