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"Il primo omicidio" de Scarlatti : Castellucci et Jacobs s'attaquent au premier meurtre de l'histoire

"Il primo omicidio", à l'Opéra Garnier, histoire du premier homicide mis en musique par Alessandro Scarlatti, était attendu. Pour le thème et pour l'œuvre, une découverte. Et surtout pour la réalisation, co-signée René Jacobs, chef baroque culte, et Romeo Castellucci, auteur de célèbres mises en scène polémiques. Le résultat est... inattendu. Et nous a en grande partie ravis. Jusqu'au 23 février.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
"Il primo omicidio" de Scralatti à l'Opéra Garnier. 
 ( Bernd Uhlig / Opéra national de Paris)

Soirée de première à l'Opéra Garnier, le 24 janvier, de "Il primo omicidio" de Alessandro Scarlatti donné pour la première fois à l'Opéra de Paris. Une soirée événement, dans laquelle deux noms s'imposent. Le premier est le chef d'orchestre René Jacobs. Une véritable "force tranquille" : discret, caché dans la fosse, quasi immobile avec sa baguette, le Belge aux boucles poivre et sel ne fait pas de vagues. Et pourtant son empreinte dans la musique est déjà profonde.

Un vrai duo Jacobs-Castellucci

C'est à ce génial archéologue de la musique baroque et classique qu'on doit la redécouverte de l'oratorio "Il primo omicidio" de Alessandro Scarlatti (de 1707) : attention, ne pas confondre ce compositeur avec son fils, Domenico Scarlatti, auteur de célèbres partitions pour clavecin. Alessandro, lui, a été éclipsé par deux autres génies arrivés sur le même créneau peu après lui, Vivaldi et Haendel. 

L'autre nom de la soirée est l'Italien Romeo Castellucci, qui signe à la fois la mise en scène, les décors, les costumes et la lumière. À l'inverse de Jacobs, lui est connu pour faire des vagues : provocateur pour les uns, iconoclaste ou visionnaire pour les autres, ses réalisations au théâtre ou à l'opéra déchaînent les passions ("Inferno", "Jeanne au bûcher", "Moses und Aron"…), quand elles n'attirent pas l'hostilité de groupuscules, notamment de catholiques fondamentalistes ("Sur le concept du visage de Dieu"…).
Rien de tel pour "Il primo omicidio". La pièce traite pourtant d'un sujet "touchy", que peu de compositeurs ont osé aborder dans l'histoire, le premier homicide, celui d'Abel par son frère aîné Caïn (les deux fils d'Adam et Eve) rapporté par l'Ancien Testament. Difficile d'assumer cette histoire de désir de meurtre qui serait à l'origine de l'humanité, sorte de malédiction pour le genre humain…

L'humanité de Caïn

Or, autant le dire d'emblée : ce n'est pas le récit d'une violence gratuite originelle qui ressort de ce spectacle, on est loin d'un "Eliogabalo" (présenté à Garnier en 2016), héros éminemment cruel de Cavalli (composé en 1667). Non, au contraire : Romeo Castellucci met en exergue l'humanité de Caïn et le rend même attachant. S'il tue, c'est par "l'angoisse née d'un manque de reconnaissance", explique le metteur en scène. "Sa jalousie est une forme d'amour. Elle est sincère."
Eve (Birgitte Christensen), Adam (Thomas Walker), Abel (Olivia Vermeulen) et Caïn (Kristina Hammarström).
 (Bernd Uhlig / Opéra national de Paris)
Qui plus est, Caïn étant le 3e homme apparu sur terre (après Adam et Eve) d'après les écritures, il ne mesure pas les conséquences de son acte, ce qui renforce son "innocence". Humanité de Caïn, mais aussi d'Abel, qui se lit sur le visage des personnages qui jouent très premier degré (c'en est même caricatural) : le premier fait l'air vexé, jaloux et méchant quand l'autre est naïvement heureux.

La musique humble et douce de Scarlatti

Cette humanité fait écho aussi à la douceur avec laquelle Scarlatti traite de l'histoire. Rappelons que ce n'est pas un opéra mais un oratorio, donc une pièce religieuse. La musique est d'une grande beauté, raffinée harmoniquement, mais du coup elle se doit d'être dépouillée, humble. Certes, pour s'adapter aux dimensions du palais Garnier, René Jacobs a étoffé l'orchestre, enrichi le continuo et ajouté par exemple des instruments à vent pour lui donner plus de couleurs.

Mais rien de claironnant. Une délicatesse vraiment appréciable. Et les voix sont au diapason, louange à Dieu oblige. Contenues, ce qui peut étonner de prime abord. Contenues, toutes, excepté la Voix de Lucifer, tonitruante et gentiment cruelle du baryton-basse canadien Robert Gleadow. Efficace par exemple dans son solo du 2e acte, "Imite Dieu dans sa puissance", où il se réjouit de l'assassinat. Mais ne courons pas.

Bleu, vert, rouge

La première partie du spectacle raconte ce qui précède l'homicide, et en particulier le chant d'Adam et Eve qui dit leur culpabilité d'avoir succombé au péché de la chair.
Émouvant notamment l'air du "Sommo Dio", prière presque susurrée d'Eve, la soprano norvégienne Birgitte Christensen. Pour calmer la colère de Dieu, Caïn (agriculteur) propose le sacrifice de ses récoltes, mais c'est l'agneau de son frère Abel (éleveur) qui est préféré. D'où la jalousie de l'aîné. Très bel air solo, moment suspendu : la Voix de Dieu, surgie d'une corbeille de Garnier, du très convaincant Benno Schachtner évoque justement sa préférence pour le sacrifice d'Abel.
Birgitte Christensen (Eve), Thomas Walker (Adam), Olivia Vermeulen (Abel), Kristina Hammarström (Caïn)
 (Bernd Uhlig / Opéra national de Paris)

Les personnages évoluent sur le plateau comme des silhouettes à la Bob Wilson, postures hiératiques au mouvement ralenti, décomposé, souvent répété. Derrière elles, un univers visuel surprenant, comme une ouverture à tous les possibles et qui met intelligemment la musique en valeur : de grands aplats de couleur lumineux, apparaissent, d'abord dans un flou troublant, puis par touches géométriques ciblées. Prédominants le bleu pour le ciel, le vert pour la terre, mais aussi le rouge du sang sacrificiel et pléthore de nuances. La référence aux toiles contemplatives de Mark Rothko est claire, mais on y voit également l'influence d'un Sujimoto : lignes horizontales et verticales, puissance lumineuse du blanc, présence de l'éclair.

Enfance(s)

Changement radical dans le 2e acte, l'univers d'abstrait et clair devient figuratif (c'est un grand champ, on imagine celui de Caïn) et nocturne. Surtout, la perspective sur la réalité est bouleversée, tous les personnages sont désormais joués par des enfants qui articulent le texte sans chanter. À peine visibles dans la fosse, les adultes assurent les voix. Etonnant. D'autant que cet acte regorge de jolis airs : celui de "La paix amicale et fraternelle" qui précède l'assassinat par exemple est un très beau duo qui réunit Kristina Hammarström dans le rôle de Caïn et la très prometteuse Olivia Vermeulen (que nous avions repérée dans "Kein Licht" à l'Opéra comique en 2017) dans celui d'Abel. On est séduit aussi par cet autre air de cette dernière, cette fois solo, venu des hauteurs, "Ne pleurez pas le fils tué", à l'adresse de ses parents Adam et Eve.
L'assassinat d'Abel : à terre, Olivia Vermeulen (Abel), debout Kristina Hammarström (Caïn).
 ( Bernd Uhlig / Opéra national de Paris)
Mais le plus surprenant est la primauté de l'enfance. C'est celle-ci qui commet le meurtre. Romeo Castellucci évoque, dans sa présentation, la manifestation d'une régression qui succède au premier homicide. Mais n'est-ce pas aussi, une manière de souligner l'innocence malheureuse de Caïn ? Le champ est peu à peu envahi par nombre d'enfants. Création sans doute de l'humanité, une sorte de "re-création" du monde, celle à l'initiative des enfants. Restent ouvertes de nombreuses questions : l'homicide originel n'est-il pas aussi le point de départ d'une diffusion planétaire de la violence ? Le livret de "Il primo omicidio" évoque plutôt une rédemption. Romeo Castellucci, lui, n'a pas l'air d'y croire : "Il n'y a pas de salut dans cette vision puérile", dit-il. "Parce qu'il n'y pas un sauveur."  

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