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Pourquoi "Kein Licht" à l’Opéra Comique casse les codes et séduit ?

"Kein Licht", une pièce-événement à l’Opéra Comique. Parce qu’elle combine dans la tradition du théâtre musical de cette salle parisienne, la poésie post-apocalyptique d’Elfriede Jelinek, la création contemporaine du compositeur Philippe Manoury et l’humour loufoque du metteur en scène allemand Nicolas Stemann. Le sujet ? La (presque) fin du monde après Fukushima… Grave. Barré. Magique.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
"Kein Licht" à l'Opéra Comique. Scène de la conversation entre Hans et Grete.
 (Vincent Pontet)

"Kein Licht" est une œuvre singulière, unique. Sa commande a été pensée par le directeur de l’Opéra Comique, Olivier Mantei, dans l’idée de prolonger la tradition si particulière du répertoire d’opéra comique dans le sens d’une nouvelle relation entre théâtre et musique. Une démarche qu’il a imaginée à échelle européenne : la co-production concerne plusieurs opéras et festivals européens et l’équipe artistique est à l’unisson. Elle est construite conjointement par un compositeur (Philippe Manoury) et un chef d’orchestre (Julien Leroy) français, une librettiste autrichienne (l’écrivaine prix Nobel Elfriede Jelinek), un metteur en scène allemand (Nicolas Stemann), un orchestre luxembourgeois (United intruments of Lucilin) et un chœur croate (le chœur du National Theater in Zagreb). Qui dit mieux ?

Le livret de l’opéra est en allemand et la narration assurée, en allemand, par les (remarquables) comédiens Caroline Peters et Niels Bormann. Mais quelques fois, la langue française vient bousculer tout cela. Bousculer, oui. Car si "Kein Licht" séduit, d’emblée, c’est que cet opéra casse les codes. 

UN "JOYEUX BORDEL" APOCALYPTIQUE QUI SAISIT D'EMBLEE
Un chien errant vient aboyer sur la scène. Assis sur un container rempli d’un liquide jaune fluo, ses gémissements se muent en musique, elle-même peu à peu dirigée par un chef... De part et d’autre de la scène, des hommes vêtus d’une combinaison blanche s’agitent, des musiciens en tenue de soirée tentent de commencer leur concert, installés non dans la fosse mais sur la scène, puis un homme et une femme, que l’on devinera être les narrateurs du spectacle, expriment leur désaccord et leur incommunicabilité… Que faire, alors que leurs sons s’échappent, leurs mots s’échappent et leur discours rencontre celui, chanté, de quatre artistes lyriques (trois femmes et un homme… toujours habillé en femme) ? C’est un joyeux bordel ! Et cela va continuer ainsi.

Et pourtant le sujet est grave, les écrans ne cessent d’ailleurs de projeter les images terrifiantes du tsunami au Japon, en 2011. Elfriede Jelinek, la librettiste, part en effet du désastre nucléaire de Fukushima pour développer une série de points d’interrogations : comment vit-on qu’on survit à tout cela (1re partie de l’opéra) ? Un an après (2e partie, 2012) et seize ans après (3e partie, 2017) : a-t-on tiré les leçons du drame et les mesures nécessaires ?

UNE PIECE ENGAGEE QUI VEUT FAIRE REFLECHIR
Le compositeur Philippe Manoury n’a cessé de rappeler sa conception du spectacle mêlant la tradition de l’opéra comique (chanté et parlé) à celle de son équivalent allemand, le "sing spiel" (jeu chanté). Mais il va plus loin, en transformant par un jeu de mots ce dernier en "thinkspiel", un "jeu de la pensée" qui s’applique à merveille à cet opéra, conçu ensemble avec la librettiste. Kein licht : pas de lumière ? Alors cherchons-là ! Réfléchissons ! Tout, dans cet opéra, est matière à penser. Les dégâts du nucléaire, d’abord, les répercussions donc. Notre dépendance énergétique ensuite. Référence à la discipline de l’accord de Paris sur le changement climatique. Mais qui veut lâcher sa voiture diesel ?, semblent nous dire tous ces véhicules que l’on voit tourner autour de la planète, projetés sur les écrans. Autre sujet : la place de la technologie dans nos vies. Avez-vous un chargeur Samsung Galaxy ? demande l’un quand l’autre, désemparée, répond n’avoir qu’un chargeur IPhone… Panique. "La technologie insidieusement devient notre finalité", dit Philippe Manoury qui à deux reprises intervient dans le spectacle. Certes. Mais sa musique, dont une partie est le résultat d’une "chaîne de réactions informatiques" et "non de l’intervention humaine", n’est-elle pas tributaire de la technologie ? Le compositeur l’avoue : "tant qu’il y aura de l’électricité, la machine continuera à produire cette musique". Bizarre…

"Kein Licht" nous interroge également sur la notion de responsabilité, individuelle et collective. Mieux, on lâche le mot culpabilité. A qui la faute ? On se le répète à l’envi. Haro sur les fautifs de la tragédie japonaise ! Mais qui n’est pas responsable ? Hypocrisie des uns, promesses vertueuses des autres. La 3e partie du spectacle parle des enjeux de l’actualité : que nous raconte la guerre des tweets entre "le roi" Trump, les Chinois et les Nord-Coréens?

LES TABLEAUX BEAUX ET LOUFOQUES DU METTEUR EN SCENE NICOLAS STEMANN
"Kein Licht", rassurez-vous, n’est pas une conférence. C’est un voyage, multidirectionnel (jusque dans l’espace), explosif et parfois il est vrai un peu long. C’est une étourdissante  succession de tableaux que l’on retient, drôles, caustiques et souvent très beaux. Tableau  apocalyptique, d’abord, quand le liquide jaune fluo déborde des cuves (du réacteur nucléaire) jusqu’à inonder complètement l’espace.
  (Vincent Pontet)
Tableau surréaliste, lorsque les deux narrateurs (dénommés cette fois Hans et Grete…), grimés en martiens, débattent de la différence d’approche énergétique des Français (qui aiment "l’énergie atom", comme "ils aiment le vin rouge et le Moulin Rouge") et des Allemands qui n’aiment pas "l’atom" mais achètent quand-même son énergie aux Français… Tableau poétique enfin, lorsque, quand tout se détraque, il ne reste plus pour éclairer le plateau que des bougies ou quelques loupiotes de pupitre…

LA MUSIQUE DE PHILIPPE MANOURY ET LA MUSICALITE DE LA LANGUE D'ELFRIEDE JELINEK
La musique de Philippe Manoury est narrative autant que poétique, ludique souvent et extrêmement riche. Elle émeut par sa beauté quand elle sublime la voix de la contralto Christina Daletska, de la soprano Sarah Maria Sun, de la mezzo Olivia Vermeulen et de l’étonnant baryton français Lionel Peintre (excellent comédien également). Ou au contraire, elle vous embarque, littéralement, dans son jeu de cache-cache entre les cordes, la trompette et autres instruments très acoustiques et ces drôles de compositions en temps réel, moulinées grâce à l’informatique de l’Ircam. Délicieuse sensation. Belle confusion, également, volontairement entretenue, entre la musicalité des voix chantées et celle des voix parlées, distordues électroniquement à loisir.
  (Vincent Pontet)
Mais cela n’est pas à part, ça fait partie d’un tout, éminemment théâtral, dans lequel sont imbriquées musique, narration, projections vidéo, couleurs, lumière… et écriture : la langue d’Elfriede Jlinek ! Logorrhée façon Valère Novarina, merveilleuse poésie du scientifique et du joystick, de la politique et du vocabulaire quotidien. Aphorisme sur aphorisme, contradiction sur contradiction. Sur scène, Philippe Manoury d’elle : "le récit de Jelinek n’est pas une ‘histoire’ linéaire : ses phrases expriment des pensées chaotiques, mais non dépourvues de sens (…) Le texte est obscur. Ma la réalité l’est tout autant". 

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