Philippe Jordan, directeur musical de l'Opéra de Paris : "La maison a 350 ans, mais son identité reste intacte !"
Le chef d'orchestre suisse Philippe Jordan n'avait pas 35 ans quand il a pris la direction musicale de l'Opéra de Paris, en 2009, poste alors inexistant. Aujourd'hui l'homme aborde sa dixième saison à Paris, avant d'assumer le même poste aussi à l'Opéra de Vienne d'ici peu. Il nous reçoit dans son grand bureau avec vue dans les hauteurs de l'immeuble de Opéra Bastille, la parole aisée et franche, l'enthousiasme communicatif, heureux d'évoquer avec nous la vénérable maison qui fête ses 350 ans.
L'Opéra de Paris a 350 ans. A-t-il vraiment changé ?
En un temps aussi important, on est toujours le résultat d'une certaine histoire. L'identité française, l'esthétique française sont toujours présentes, même si elles ont évolué dans le temps, de la même manière qu'a évolué la musique, du baroque à aujourd'hui. Et en même temps, l'Opéra de Paris a toujours été très international. Parlons de la grande période de l'opéra du 19e siècle ! Il y avait Berlioz, mais aussi Meyerbeer, qui était Allemand, Offenbach et Wagner qui l'étaient aussi. Mais Rossini aussi était là, et Bellini et Verdi ! C'était un centre où tout le monde se rassemblait, c'était une sorte de "melting pot", comme Vienne. Paris, c'était à la fois l'idée du grand opéra, et le ballet qui était présent de manière très significative.
Aujourd'hui c'est une maison internationale, comme la Scala ou le Met de New York, mais avec une particularité française qui est, encore une fois, le résultat d'une histoire, d'une mentalité, d'une culture. Prenons un exemple historique qui est amusant : j'ai relu récemment les commentaires de Berlioz où il se moque des difficultés quotidiennes à l'opéra. Il parle des coupes faites dans des œuvres pour les cas les plus divers : "Carmen" de Bizet a été modifié parce que le chœur n’était pas capable d’apprendre tous les passages dans le temps imparti ! Et le "Don Carlos" de Verdi a été raccourci, lui, pour que les gens puissent aller reprendre le train de banlieue après le spectacle ! Tout cela, il le dit de façon très sarcastique, très amère, évoquant par exemple un directeur d'opéra qui a peur de tout, ou des syndicats très puissants – et on sait leur présence aujourd'hui à l'Opéra de Paris. Ce sont des choses, parfois lourdes du quotidien de ce théâtre qui ont toujours font partie de l'institution. Mais la spécificité française évidemment ne réside pas que là (rires) ! Parlons plutôt de la dimension artistique.
Justement, l'identité musicale de l'Opéra de Paris.
Oui, il faut parler avant tout de la culture d’un orchestre français et d'un son français, que je l’ai trouvé ici à un très haut niveau.
Comment les décrire ?
La transparence du jeu de l'orchestre, l'école française des vents, la "petite harmonie" (NDLR : les bois) et les cornistes : ils ont un jeu au top du monde, il n’y a pas mieux ! Il y a la justesse, la virtuosité, la souplesse… Quant aux cordes françaises, elles sont plus fines, plus rondes, plus transparentes que les cordes américaines ou allemandes, elles sont idoines pour un orchestre lyrique qui doit soutenir beaucoup plus les voix et qui donne de la lumière… On parle d’impressionnisme également en musique : or, ce son français a influencé les compositeurs. Evidemment, quand je fais du Wagner, je travaille le style allemand, quand je fais du Verdi, je travaille le style italien. Mais comme directeur musical, je suis là aussi pour soigner ces qualités françaises. C’est pour ça aussi qu’on a créé une Académie, où de jeunes musiciens passent deux ans dans les pupitres de l’orchestre pour être formés non seulement au métier d’une maison d’opéra mais aussi au jeu spécifique d’un orchestre français. Et les membres de celui-ci, quand ils transmettent, doivent encore se poser la question : comment on fait nous, qu’est-ce qui nous définit ? C’est très important.
Vous êtes directeur musical, un poste qui n'a pas toujours existé au sein de l'Opéra de Paris…
Oui, parce que, évidemment, une maison sans directeur musical, peut survivre : il y a les collectifs, les chefs invités, il y a un chef de chœur… Ça a été le cas à Vienne, mais je vais bientôt prendre le poste là aussi. Un directeur musical est là pour s'assurer de la constance de la qualité musicale. Le plus important est qu'il travaille avec l'orchestre, avec les chœurs, avec les chefs de chant, et ce sur tous les répertoires, de manière à définir un "standard" pour la maison : un standard pour le son, pour la technique, pour la façon de travailler, pour le choix des chefs invités (qui dirige si moi je ne suis pas là ?), et enfin un standard pour la programmation. Et à ce propos, l'idée des cycles peut aider beaucoup.
En quel sens ?
La réalité est qu'on fait tout le temps une "Tosca", un "Barbier" et un "Wozzeck". C'est bien… Mais comment peut-on former un orchestre et surtout le faire évoluer si on fait toujours le même répertoire ? C'est pour ça qu'on a des lignes programmatiques, des fils rouges qui sont là, visibles d'abord en interne, mais aussi à l'extérieur, c'est-à-dire pour le public, pour voir un profil défini pour cette maison. On a commencé avec le "Ring" de Wagner : dans les quatre premières saisons on a travaillé avec toutes les équipes de la maison sur le même style, sur la même sonorité : Wagner est le plus formateur pour un orchestre, parce qu'il demande beaucoup. Aujourd'hui, avec Stéphane Lissner, on a défini dans la programmation des lignes comme le cycle Berlioz, le cycle des créations sur la littérature française, un cycle russe, sans oublier le cycle Wagner qui continue…
Dans le cahier des charges que fixait le roi lors de la création de l’Académie en 1669, il y avait l'idée de promouvoir la création pour ne pas en faire un musée ou un conservatoire. L'Opéra de Paris proposera cette saison une création, de Michael Jarrel, mais force est de constater que cela arrive rarement.
C'est vrai, c’est un phénomène de notre temps, la création est beaucoup moins demandée qu’au 19e siècle ou au début du 20 siècle. A l’époque on créait tout le temps, le répertoire c’était le contraire d’aujourd’hui. Aujourd'hui heureusement on a une mission du ministère de faire une création par an. C'est très bien pour faire évoluer le patrimoine français. Mais il faut bien savoir ce qu’on fait. Avec la création, on ne sait jamais ce qu’on a. Je préfère personnellement recréer de grandes pièces du répertoire : valoriser par exemple l'opéra "Lear" d'Aribert Reimann (déjà proposé à l'Opéra de Paris en 2016, NDLR), il faut le rejouer pour qu'il rentre au répertoire. Proposer une création, c’est presque facile à faire. Mais pour faire entrer l'œuvre au répertoire, il faut avoir du courage, il faut vraiment croire à la qualité d’une pièce. Mais bien sûr, pour continuer il faut créer et je suis ravi enfin de faire aussi une création dans mon mandat, dans ma dixième saison !
Aujourd'hui quelle est la place de l'Opéra de Paris dans le monde ?
L'opéra de Vienne et le Met de New York restent les phares, Cela dit, Paris, la Scala de Milan, Covent Garden de Londres et l'opéra de Munich sont tous à ce haut niveau. Dans la compétition avec les autres maisons, Paris dispose des moyens parmi les plus importants. L’Etat français donne beaucoup d’argent à cette maison, même si c'est moins qu'autrefois. Mais quand-même : l'Opéra de Paris a deux beaux théâtres, un grand orchestre, 174 musiciens, un chœur de 112 personnes et une technique de 700 personnes ! Sans oublier le lieu historique de Garnier. On a donc tous les moyens. Il faut être inspiré, musical et il faut faire du théâtre. Mais dans une machine comme celle-ci, il faut aussi avoir de la rigueur. Définir son standard, selon la spécificité de l'Opéra de Paris : évidemment, c’est la danse, et évidemment c'est le répertoire français. Celui-ci est toujours autant joué que le répertoire italien et allemand, parce qu'on a l’obligation de mettre en valeur ce répertoire comme première maison. De plus, c’est très intéressant de constater que l’opéra français et la musique française deviennent beaucoup plus populaires à l’international qu’il y a vingt ou trente ans, portés également par une génération extrêmement riche de chanteurs français.
Jamais on a parlé, autant qu'aujourd'hui, de l'obligation des institutions de musique classique ou lyrique de consolider et d'élargir leur public. Comment s'adresser au plus grand nombre ?
Pour moi, c’est clair : il faut essayer de proposer le spectacle de la manière la plus vivante, la plus cohérente que possible. Il faut que ce soit du théâtre, que ça émeuve, que ça parle, que ça raconte quelque chose. Il n’y a pas pire qu’un opéra où les mélodies passent et on dit : oh, c’est beau ! Non ! Ce n’est pas la question ! Dans un spectacle d'opéra, il y a des grands sujets, il y a une recherche de la vérité, il y a de grandes émotions. Comment on les fait ressortir ? Il faut beaucoup travailler avec les chanteurs sur le texte. Je ne supporte pas quand les interprètes ne font que chanter les mélodies, quand ils ne se concentrent que sur les notes aigues… Evidemment il faut que ça marche. Mais après : quel est le contenu ? Une fois qu'on y arrive, qu'une équipe faite de bonnes voix, d'un bon metteur en scène et d'un bon chef d’orchestre, cherche à raconter une histoire, qui invite à réfléchir ou à débattre et qui donne des émotions... Voilà, une fois que tout cela est réuni, ça fait un spectacle vivant, vraiment vivant. Alors, consolider ou élargir son public ? Je crois dans ce cas-là qu'un jeune qui ne connaît pas Donizetti, ou même quelqu’un qui va à l’opéra tout le temps, mais qui ne veut pas à priori être dérangé par une mise en scène difficile, eh bien ils peuvent être réceptifs. C’est la qualité qui compte, la recherche de l’humain et des sentiments profonds qui sont à l'intérieur.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.