Le directeur artistique de La Fenice Fortunato Ortombina : "Venise redécouvre enfin Monteverdi !"
Fortunato Ortombina : on cite son nom comme probable futur "surintendant" de La Fenice, autrement dit président d’honneur du théâtre d’opéra si symbolique de Venise. Lui préfère ignorer ces bruits de couloir. Reste que celui qui a été tout à la fois musicien, musicologue, éditeur, et coordinateur artistique de La Scala de Milan, est depuis dix ans aux manettes à La Fenice de Venise en qualité de directeur artistique.
Son pari : monter avec le très prestigieux chef d’orchestre britannique John Eliot Gardiner, une programmation spéciale à l’occasion du 450e anniversaire de Claudio Monteverdi (né en mai 1567). Ce dernier est considéré comme l’un des responsables de l’avènement du baroque et le véritable créateur de l’opéra, auteur d’une œuvre d’une très grande beauté. Mais, noyée dans une production opératique italienne immense, cette œuvre a largement été mise de côté et oubliée des siècles durant. C’est dire si le projet du Théâtre La Fenice est le bienvenu, porté d’ailleurs par un musicien – Gardiner, considéré comme l’un des grands connaisseurs de Monteverdi.
Au programme de La Fenice, les trois opéras de Monteverdi qui nous sont parvenus : "L’Orfeo", "Le retour d’Ulysse dans la patrie", "Le couronnement de Poppée". Culturebox vous les propose en live jusque fin décembre 2017. Quelle est la place de Monteverdi ? Comment a été conçue la trilogie ? A qui s‘adresse La Fenice ? Réponses avec Fortunato Ortombina qui nous a reçus à La Fenice entre deux représentations.
Le public a accueilli avec enthousiasme le début de la trilogie de Monteverdi, des spectateurs qui parlent différentes langues et en particulier le français. Qu’en est-il de ce public ? Est-ce vrai que les Français sont si nombreux au théâtre La Fenice ?
Oui, c’est vrai, les Français sont le premier public de La Fenice. Déjà, la langue la plus parlée dans les rues de Venise, après le dialecte vénitien et l’italien, est le français. Ensuite, au-delà de la présence des touristes, il y a un lien culturel fort, qui s’exprime notamment aujourd’hui par l’art contemporain et la fondation Pinault, mais qui est très ancien : pensez que peu après la mort de Monteverdi, la dernière représentation importante de "L’Orfeo" de l’époque ancienne (après, on l’a repris seulement à la fin du XIXe siècle) a eu lieu au Louvre ! Donc les rapports entre Venise et la France sont très anciens, y compris en ce qui concerne la musique. A La Fenice, les Français sont à la première place, talonnés par les Allemands et les Anglais. Mais la moitié de la salle est composée d’Italiens.
Le touriste spectateur de La Fenice est-il mélomane ? A-t-il des attentes particulières ?
Le spectateur non vénitien de La Fenice est un touriste à part, c’est un public connaisseur, qui fréquente l’opéra dans son propre pays. Et il vient à La Fenice pour écouter la musique italienne avant tout - Verdi et Rossini en tête – et ensuite Wagner (l’Allemand est mort à Venise, mais y a également composé) et Mozart. Mais si la musique est importante, ce qui détermine la magie d’un spectacle ici est le lieu même : il y a l’acoustique parfaite, et puis surtout cette configuration qui donne le sentiment aux spectateurs de faire partie du spectacle, et on l’a vu avec Monteverdi c’était incroyable !
Justement, vous avez cité Verdi et Rossini parmi les must de La Fenice, pas Monteverdi. Celui qui est considéré comme le fondateur de l’opéra, a donc été oublié par Venise, qui fut pourtant sa ville pendant trente ans ?
Oui, c’est vrai, il a été oublié pendant des siècles : de la deuxième partie du XVIIe, aux XVIIIe et XIXe siècles, qui sont les siècles du mélodrame, ce genre qui fait pleinement partie de notre répertoire. Certes depuis son existence, La Fenice a déjà programmé Monteverdi. Il y eut notamment en 1910, une représentation de "L’Orfeo" qui a été très importante dans l’histoire de la renaissance de Monteverdi. Mais évidemment c’était avant qu’ait eu lieu tout le travail de recherche sur une interprétation fidèle au compositeur. Mais aujourd’hui on dispose de tout ce qu’il faut (l’"instrumentarium", c'est-à-dire les instruments d’époque qu’il faut, les intentions, etc. NDLR) pour écouter et voir tout ce que Monteverdi a composé. Et c'est surtout un prodige de le voir avec l’interprétation de John Eliot Gardiner. Ce projet, on en a parlé avec lui il y a très longtemps, puis un jour est arrivé l'anniversaire des 450 ans et ça a été l'occasion.
Dans quel état d’esprit avez-vous conçu ce projet de trilogie des opéras de Monteverdi ? Qu’est-ce qui ressort ?
Sur la scène de La Fenice, l'opéra c’est du théâtre, de la parole en musique. C'est cette chose qui, avant Monteverdi n'existait pas. C'est un miracle, une chose qui naît ex nihilo, il n'y avait aucune tradition de cela avant. Finie la Renaissance en musique, naît l'opéra comme genre de représentation. Dans cette salle, avec cette acoustique, on écoute autrement sur les notes de Monteverdi, les personnages de la trilogie, Néron, Orphée ou Proserpine… Ces rôles, préparés de cette manière par John Eliot Gardiner, comme des rôles de théâtre traditionnel, avec une attention si particulière portée à l'articulation qui rend compréhensible le texte, c’est incroyable !
Oui, l’articulation est à ce point parfaite qu’on a presque l’impression que toute la troupe de chanteurs-comédiens est italienne, ce qui est loin d’être le cas…
Oui, et d’ailleurs peut-être que le plus italien de tous est John Eliot Gardiner ! C’est fou la vie qu'il a donnée à Monteverdi et à tout le baroque italien, et tout cela a servi à Mozart et aux autres. Gardiner est un musicien qui a appris ce qu'est la modernité par Monteverdi.
J'ai eu le sentiment de retrouver dans le choeur et dans l’orchestration, la tradition populaire du chant et du théâtre italiens, quelque chose de profond, comme venant de la terre…
Mais ça vient de la terre à travers la musique ! Parce que tous les rythmes de danse et les mélodies que Monteverdi a utilisés pour écrire cette musique, tout cela puise dans un patrimoine qui était déjà le patrimoine populaire de l'époque. Pour nous c'est un peu comme remonter à la source.
Cette programmation baroque fera-t-elle tâche d’huile à La Fenice ?
Le premier théâtre public d'opéra s'ouvre à Venise en 1737, le fameux théâtre de San Cassiano où a été programmé Monteverdi. Dans ces années, il y avait plus de vingt théâtres d'opéra ouverts tous les soirs dans un climat de saine concurrence ! Monteverdi d’abord, puis Cavalli, et tant d'autres compositeurs ont apporté leurs nouveautés. Et tout au long du XVIIe et dans la moitié du XVIIIe siècle, ce système a formé tellement de musiciens et produit une telle quantité d'opéras… Il y a des centaines, des milliers d'œuvres magnifiques !
Oui, mais seront-elles programmées à La Fenice ?
Il y a trois ans, nous avons présenté la "Juditha triumphans" di Vivaldi : c’est un oratorio mais qui a une telle force dramatique qu'on l'a mis en scène avec une scénographie. La magie de la musique de cette période pousse toujours à mettre les musiciens au premier plan et cela transforme véritablement la scène en un autel.
Monteverdi sera-t-il à nouveau programmé à La Fenice ?
Oui, Monteverdi sera à nouveau programmé à La Fenice comme nombreux de ses contemporains et de ses élèves. Certes, c’est un répertoire qui pose des difficultés, parce que nos orchestres ont été pensés pour créer la "Gioconda" de Ponchielli ou "L’Aida" de Verdi, pas pour créer le baroque ! Mais on y travaille, car la demande du public est forte, comme l’est notre désir de présenter cette musique qui est d’une beauté prodigieuse.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.