Interview croisée : Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak décortiquent avec entrain le sentiment amoureux
Même quand il enchaîne les interviews pendant les journées de promotion d'un disque ou d'un spectacle, la star des ténors français Roberto Alagna ne joue jamais aux junkets, ces rencontres éclairs chronométrées par un attaché de presse. Non, l'homme prend son temps. Et en donne à ses interlocuteurs. Surtout quand il s'agit de défendre, avec la soprano Aleksandra Kurzak, un répertoire qu'il affectionne, celui de Puccini. Leur disque commun "Puccini in love" n'est pas qu'une compilation de beaux airs romantiques, mais une succession de conversations amoureuses qui, mises côte à côte, constituent une sorte d'opéra unique dont le personnage principal n'est autre que Puccini lui-même.
Qu’est-ce qu’un duo pour vous ?
Aleksandra Kurzak : Ce n’est pas ce qu'on a gravé dans le CD. Le duo, c’est la vie, c’est le couple...
Roberto Alagna : A deux, on peut faire des tas de choses : un duel, par exemple, quand on chante l’un contre l’autre, chacun tire la couverture vers soi. Ou alors, au contraire, on peut faire un duo. Le duo c’est quand on fait l'un une première note dans le piano, l'autre une deuxième, puis une troisième note apparaît, qui fait l’harmonie. C’est ça le duo et la difficulté est qu’il faut que chacun rende l’autre meilleur, que chacun accompagne l’autre, que chacun devienne l’écrin du bijou de l’autre. Et inversement. Ce n’est pas facile. Pour ça, il faut admiration, respect, confiance. Et amour. Tout ça ensemble.
Dans ces duos, il y a un texte, une langue, que vous semblez valoriser notamment par une diction parfaite, ce que ne font pas toujours vos collègues en chantant Puccini…
Aleksandra Kurzak : La langue ? C'est l'italien, qui a toujours été pour moi la langue de l’amour, ce n'est pas le français ! C’est une langue douce, mélodique. Et puis c’est notre langue d’amour avec Roberto. C’est la première langue avec laquelle on a communiqué.
Oui, mais il y a aussi de votre part, une intention particulière de valoriser cette langue de Puccini…
Roberto Alagna : Aleksandra, à mon avis, ne s’en rend même pas compte, mais moi oui...
Aleksandra Kurzak : Ça commence bien !
Roberto Alagna : On fait toujours chanter Puccini, à cause de l’orchestre, à cause de son côté dramatique, à des voix très grosses, très "dramatiques". Ce qui rend la diction moins fluide : avec une voix très large, c’est très difficile de chanter par exemple dans la "Tosca", "Non la sospiri la nostra casetta" (il chante avec une diction très distincte, NDLR)... Je dis toujours que si on met un peu plus de diction, on perd un peu de puissance, c’est normal. Mais je préfère mille fois perdre de la puissance mais être sûr que les gens comprennent le texte, que d’avoir un beau son sans comprendre ! Or Puccini était, vous avez raison, très attentif aux mots, il se battait avec ses librettistes pour chaque mot : le côté théâtral était important, il fallait que ça sonne, il fallait que les mots aient une vraie musique. Aujourd’hui, quand j’écoute par exemple "Tosca", j’entends rarement cette dentelle dans le mot, cette façon tout d’un coup de s’envoler et puis d'avoir une petite tête d’épingle comme ça qui pique comme un papillon... Or, normalement, on l’a ! Dans "Butterfly", on l’a !
Avec Puccini, on revient au répertoire italien, qui vous tient très à cœur, Roberto Alagna…
Roberto Alagna : Oui. Mais au départ on ne voulait pas faire un disque Puccini, mais un disque de duos en général... Puis Aleksandra m’a dit : je chante depuis vingt ans et je ne suis pas heureuse à 100% parce que je sens qu’il me manque quelque chose qui me sorte des tripes. Parce que c’est quelqu’un de passionné, qui veut vivre le drame, etc.
Aleksandra Kurzak : C'est mon tempérament…
Roberto Alagna : Et elle m’a demandé de chanter une fois au moins dans sa vie le duo de "Butterfly" et celui de "Tosca" ! Ça m’a déclenché l'idée de faire un disque entièrement consacré à Puccini ! Personne ne l'avait fait avant nous !
Quel est le Puccini qui ressort de ce disque ?
Roberto Alagna : Pour moi, c’est le "Puccini Balzac" : celui qui crée sa propre comédie humaine. C’est ça : il n’y a plus de Dieu, de héros ou de rois. Tout ce qu’on veut, c’est des gens simples, "la piccola gente" (les petites gens)…
Aleksandra Kurzak : Prenez "La Turandot" par exemple, un opéra qui parle d'une princesse : or quand on regarde de près, ce n'est pas elle le personnage clé, mais la simple servante Liù. Et l'histoire d'amour qui est racontée, c'est celle de Liù avec Calaf, pas celle de Turandot avec le même Calaf ! Il y a toujours chez Puccini l’amour pour les gens simples, pour l’histoire simple. Il est humain.
Roberto Alagna : C'est d'ailleurs souvent sa propre histoire ! La fiction et la réalité se mêlent chez Puccini, puisqu’on sait que les relations qu’il a eues avec ses maîtresses l’ont inspiré pour faire ses ouvrages. C'est donc son histoire, mais ça devient aussi notre réalité à nous, notre fiction à nous, en étant un couple nous-mêmes. C'est pourquoi j’ai écrit pour le disque ce texte qui est une sorte de livret qui relie les différents duos en en faisant un seul opéra. Parce que toutes ces histoires d’amour deviennent finalement une histoire seule d’amour, un couple, le nôtre, qui est mêlé à celui de Puccini.
L'histoire personnelle de Puccini déteint donc beaucoup sur son œuvre...
Roberto Alagna : Il est comme un écrivain. On dit que les écrivains écrivent toujours un peu sur eux-mêmes et toujours le même livre. C’est la même chose avec Puccini, sauf que lui a besoin à chaque fois de maquiller la réalité : c’est pour ça qu’il s’en va en Chine ("Turandot"), au Japon ("Madame Butterfly"), au Far West ("La fanciulla del West"), à Paris ("La Bohème" et tant d'autres)… C’est toujours pour masquer son italianité à lui. Mais tout est là.
Aleksandra Kurzak, quelle est la femme "puccinienne" que vous affectionnez le plus ?
Aleksandra Kurzak : Pour moi la femme puccinienne c’est la vraie femme. C’est quoi ? C’est la jalousie, absolument ! Quand on voit Tosca, quand on voit Manon Lescaut, pour les bizarreries, pour le brillant, pour la richesse, pour la jalousie donc, tout ça c’est la femme ! Il y a tout : la fragilité, l’amour, elle veut toujours être la meilleure, la plus belle, la plus aimée...
Quel est le personnage chez Puccini qui représente le plus cette dimension ?
Aleksandra Kurzak : Pour moi c’est la Butterfly, avec sa jalousie.
Roberto Alagna : Ah, je ne suis pas d’accord ! Je trouve que c’est une faiblesse de se tuer et d’abandonner le gosse, comme le fait Madame Butterfly.
Aleksandra Kurzak : J'insiste juste sur l'amour qu'elle a pour Pinkerton : un amour vrai, qui dénote sa simplicité... On dit d'elle que c'est la femme forte. Je pense au contraire qu'elle est très faible.
Roberto Alagna : C’est comme Tosca ! Mais Tosca, elle, est stupide ! Une femme qui a vécu dans le coton, dans son monde et elle ne s'en rend pas compte…
Aleksandra Kurzak : Elle n’est pas stupide ! Elle est très jeune, c'est une diva d'à peine 18 ans…
Roberto Alagna : Oui, et elle est restée dans un cocon. Elle dit des phrases d’une stupidité... Même à la fin, quand Caravadossi, son amant, meurt, au lieu de dire "à cause de ma bêtise il s’est fait tuer, je n’ai pas compris que je l'ai entraîné dans un guet-apens", elle s'apitoie sur son propre sort.
Quel est pour vous, Roberto Alagna, le personnage de Puccini qui musicalement vous porte le plus ?
Roberto Alagna : Tous ! Il n’y a aucun rôle de Puccini qui ne me porte pas par sa musique. Concernant les personnages : d'abord, on ne peut pas les juger, on l'a dit. Ni Calaf ("Turandot"), qui est lui aussi presque imbécile parce qu'il ne voit pas le sacrifice que fait Liù pour lui, ni Pinkerton, parce que lui aussi est très jeune, il a à peine cinq ans de plus que Madame Butterfly… Pour moi, le héros à 100% est peut-être Mario, de "Tosca" : il a compris qu’il va se faire tuer et pourtant il garde sa noblesse, son côté artiste, il est patriote, révolutionnaire. C’est l’ange du bien ! Le contraire de Scarpia, l’ange du mal. Il y a aussi Des Grieux dans "Manon Lescaut" : lui aussi a la noblesse, malgré tout ce que Manon va lui faire vivre. Des Grieux, c’est Pierrot le fou, il va jusqu’au bout pour suivre cette femme, jusqu’à la mort, il va la suivre jusque dans le désert. Enfin, j'ai une affection particulière pour l’opéra "La Rondine", le seul ouvrage où personne ne meurt, il y aura juste une séparation, déchirante. Comme celle que tout le monde peut vivre, on n’en parle jamais à l’opéra ! Quand je pense à cet opéra j'ai toujours les larmes aux yeux…
Aleksandra Kurzak : Vous ne le voyez pas ? Lui, Roberto, peut toujours défendre ses personnages ! A l’écouter, les héros masculins de Puccini sont tous positifs, alors que les femmes... Mais je ne juge pas, parce que c’est un peu la vérité !
Roberto Alagna : Mais parce que tous les héros, je l’ai écrit dans le livre du disque, c’est lui, c’est Puccini !
Aleksandra Kurzak : Oui, ils sont vraiment très positifs, alors que les ennuis viennent toujours des personnages féminins. Manon, pose problème, Tosca fait des bêtises...
Roberto Alagna : C'est vrai : quand on dit que Pinkerton ("Madame Butterfly") c’est un vil… Comment peut-on écrire une telle musique pour un personnage qui serait vil ? Il a la plus belle musique !
Terminons par ce qui lie tous ces rôles, c’est l’amour. Après avoir travaillé sur ces duos, qu’est-ce qui ressort du sentiment amoureux ?
Roberto Alagna : Ce qui me frappe avec tous ces personnages, c’est que l’amour est compliqué. Mais c’est quelque chose de vital chez Puccini, et dans la vie en général. Tout ce qu’on fait, on le fait toujours par amour. Souvent on s’en sort grâce à l’amour, mais souvent aussi on plonge à cause de l’amour.
Aleksandra Kurzak : Le plus souvent on plonge...
Roberto Alagna : Oui, peut-être. Mais sans cet amour, rien n’est possible. Il n’y aurait rien, ni littérature, ni musique, ni humanité, ni religion, rien, tout vient de l’amour, donc c’est la base de tout.
Aleksandra Kurzak : Et il faut l'apprécier, parce qu’on le prend comme une chose normale, de chaque jour, alors que c’est très rare d’avoir le vrai amour. Ce que dit Puccini, c’est qu’on n’a jamais l’amour heureux...
Roberto Alagna : Oui parce qu’il y a une chose qu’on oublie tout le temps : c’est bien l’amour, mais il faut qu'il soit réciproque et au même moment ! C'est comme la musique : on peut toucher une note par-ci une note par-là, si on ne les touche pas ensemble, ça ne fait pas l’harmonie !
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