A l'Opéra Garnier, une belle et déroutante "Bérénice" d'après Racine, signée Michael Jarrell
L'œuvre était attendue : une création, c'est rare. La première que dirige enfin à l'Opéra de Paris, Philippe Jordan, son directeur musical. Elle s'inscrit dans un cycle consacré aux grands textes de la littérature française, après "Trompe-la-mort" de Luca Francesconi, d'après Balzac, l'année dernière et avant "Le Soulier de satin" de Marc-André Dalbavie, d'après Claudel. La commande a été confiée au compositeur suisse Michael Jarrell, déjà célèbre pour "Cassandre" créé il y a près de 25 ans au Châtelet, qui a choisi d'adapter "Bérénice" d'après Racine, qui s'était inspiré du récit de Suétone.
Le choix cornélien de Titus
Sur le plateau du palais Garnier, le soir de la première, on est saisi dès le début par la tension diffuse. Rome, année 79 après JC : bruissement de foule (audible par l'électronique, celle-ci est d'ailleurs présente tout au long de l'opéra) et images de cette foule nombreuse, projetées sur la scène à travers une toile transparente (la vidéo aussi est très présente). La foule, c'est le peuple romain, auquel Titus accorde la plus grande importance.A peine nommé Empereur, à la mort de son père Vespasien, Titus doit prendre une décision de taille : il aime Bérénice, il s'apprêtait à l'épouser, mais voilà, le peuple compte, et il risque de ne pas accepter ce mariage. Car Bérénice est étrangère (elle vient de Palestine) et, qui plus est, elle est reine, ce qui ne peut que déplaire au peuple et au Sénat, acquis à la république. La suite du "Bérénice" de Racine est connue : Titus sacrifie l'amour sur l'autel de la raison d'Etat. Et c'est le troisième personnage clé de la tragédie, Antiochus, l'ami indéfectible de Titus, secrètement amoureux de Bérénice, qui est chargé de la ramener en Orient. Voici pour l'histoire dont l'écho au monde actuel (dérives populistes, peur de l'étranger ou de l'autre…) ne peut pas échapper.
Dialogues chantés simultanément
Dans la mise en scène très à propos de Claus Guth, les trois personnages, flanqués de leurs conseillers, occupent les trois espaces séparés de la scène : appartement de gauche pour la reine, de droite pour Titus et au milieu, un sas où gît Antiochus dans les premières scènes. C'est un entre-deux, lieu de passage et surtout de séparation, qui renforce le sentiment diffus d'incommunicabilité.Chacun semble prisonnier de son espace. On se parle, beaucoup, mais personne ne répond, on attend, on espère, on s'évite. Elles en disent long, ces paroles finales de Bérénice : "J'aime Titus, je le fuis ; Titus m'aime, il me quitte".
Comme pour renforcer l'incommunicabilité, une grande partie des dialogues de la première séquence (la plus longue des quatre que compte l'opéra) est chantée simultanément. Ainsi par exemple, séquence 1, scène 2, pendant que dans l'espace 2 (le sas entre deux), Bérénice dit à Antiochus : "Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes", on entend dans le même temps Titus chanter, dans l'espace 3 : "Je veux qu'il la ramène. Demain avec lui Rome la verra partir". Cacophonie contrôlée. C'est saisissant, même si cela oblige pour le spectateur à suivre davantage l'action par les surtitres.
Une langue singulière, complexe
La langue du "Bérénice" de Jarrel (il a lui-même signé le livret), c'est la tragédie de Racine réduite des deux tiers, coupée de sorte que les alexandrins (rigoureusement maintenus) s'alternent avec des vers libres. Et la langue chantée, avec des textes parlés (ce qui est moins convaincant). Cette langue, on l'entend, est singulière, complexe, parfois fluide, parfois rêche, prononcée avec les cadences et l'intonation de la musique.Le rythme est donné par la musique. Dans la première séquence, on fonce, pied au plancher, dans une atmosphère trouble et tendue. Cordes, cuivres dans les graves et percussions. Les notes sont longues, inquiétantes, obsédantes. Entre les interprètes, cela ressemble bien à une joute lyrique, principalement dans l'aigu pour la soprano canadienne Barbara Hannigan dans le rôle-titre, dans un jeu de saut d'octaves, de l'aigu aux graves, pour le ténor français Julien Behr (Arsace, conseiller d'Antiochus), et surtout pour les barytons danois Bo Skovhus (Titus) et anglais Ivan Ludlow (Antiochus) et le basse britannique Alastair Miles (Paulin, conseiller de Tutus). A mesure que le dénouement approche, inéluctable, le rythme ralentit, la musique s'adoucit, la tension baisse.
Equilibre instable
Voix remarquables, les interprètes font preuve d'un jeu d'une extrême finesse. Tantôt dans la retenue (Antiochus, mesurant le bon moment pour déclarer sa flamme à Bérénice qui ne veut pas l'entendre, Titus, explorant toutes les facettes de la lâcheté), le plus souvent dans l'expression franche, voire violente des sentiments. Barbara Hannigan est habitée comme peu dans son rôle de femme amoureuse, trahie dans sa confiance, mais pas soumise : même Antiochus, amoureux d'elle, fait les frais de son ire. On sait la soprano canadienne bête de scène. Son engagement tutoie les limites, mais évite l'hystérie.Son équilibre est instable (comme dans une scène mémorable, allongée sur une chaise, avec à côté d'elle la comédienne et danseuse Rina Schenfeld qui joue Phénice, sa confidente), son chant, toujours maîtrisé, est parfois extrême. Joliment déroutant.
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