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A l'Opéra Bastille, le metteur en scène Claus Guth envoie "La Bohème" de Puccini dans l'espace

En imaginant sa "Bohème" à Bastille dans un vaisseau ivre perdu dans l’espace, le metteur en scène Claus Guth en a décontenancé plus d’un et les huées n’ont pas manqué. Pourtant, poésie des tableaux et humour caustique parviennent à remplir la mission que s’était fixée Puccini : faire rire et faire pleurer. Une production magnifiquement portée par le chef Dudamel dès le 15 décembre sur Culturebox.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
"La Bohème" de Puccini à l'Opéra Bastille. Ici Sonya Yoncheva (Mimi) et Atalla Ayan (Rodolfo). La deuxième Mimi est un double.
 (Bernd Uhlig / Opéra national de Paris)

Opéra Bastille, décembre 2017. Bienvenue à "2001, l'Odyssée de l'espace". Voyage intersidéral. Mais ici, la navette est mal en point : les réacteurs sont en panne, le cap est perdu, le vaisseau est en route quelque part dans l'univers… avant d'atterrir sur une planète déserte et glaciale. Mais où a échoué "La Bohème" ?

Avant-hier et après-demain

Dans un espace temporel autre et multiple : l'opéra de Puccini se déroulait à Paris, dans le quartier latin à la fin du XIXe siècle, théâtre de scènes d'amour et de vie de bohème. Le metteur en scène allemand Claus Guth (déjà à l'œuvre à Bastille dans "Rigoletto" et "Lohengrin") va bien au-delà : il présente "La Bohème" comme le souvenir d'un temps disparu, la réminiscence de cette vie d'insouciance à laquelle s'accrochent quatre amis artistes (Rodolfo, le héros, Marcello, Schaunard et Colline) catapultés depuis cette époque dans un futur improbable auquel ils ne survivront sans doute pas.

Extrait "La Bohème" de Puccini à l'Opéra Bastille : images Opéra de Paris
Or, ces deux temporalités – avant-hier et après-demain – cohabitent sur scène : les redingotes et hauts de forme fin XIXe siècle et la combinaison de cosmonaute, la chaleur de la terrasse du Café Momus du vieux Paris et le froid galactique de l'espace.
Sur scène cohabitent les personnages fin XIXe siècle et les cosmonautes...
 (Bernd Uhlig / Opéra national de Paris)
Mais ce n'est pas tout : les personnages de la pièce se dédoublent également, comme le Rodolfo d'hier et celui d'aujourd'hui. Idem pour Mimi, son amante, qui est à la fois vivante et amoureuse, et morte, allongée sous un drap… On s'y perd. C'est même souvent le chaos, Guth poussant à ce point le curseur du décalage que le texte de La Bohème parfois ne s'emboîte plus tout à fait dans le décor. Et dans la salle de l'opéra Bastille, les réactions lors de la première n'ont pas tardé. Huées, cris ("Rendez-nous Puccini !", "A bas la mise en scène !") et sifflements, d'une partie du public : le spectacle était également dans les gradins. Il fallait bien que la première mise en scène avec un décor non "traditionnel" de "La Bohème" à l'Opéra de Paris fasse un peu de bruit.

Un propos en réalité très fidèle à Puccini

Et pourtant : le parti pris de Claus Guth peut décontenancer, voire agacer. Mais sa conception nous paraît pertinente et pose intelligemment le cadre d'une dramaturgie et d'une musique. Pour imaginer sa Bohème, Guth s'est appuyé sur la fin du roman d'Henry Murger, "Scènes de la vie de bohème", dont s'est inspiré Puccini : ses personnages vieillissent et regardent de loin leur jeunesse. C'est ce que suggère, mais à plus large échelle, le metteur en scène scrutant non seulement l'esprit vert d'indépendance, d'espièglerie ou de mépris des conventions, mais aussi plus âprement la maladie, l'approche de la mort, la survivance, la solitude. En d’autres termes, Guth prend de la hauteur pour mieux porter son regard sur l’existence. Notre existence ?

Extrait "La Bohème" de Puccini à l'Opéra Bastille : images Opéra de Paris
"La Bohème", même dans sa version Guth, n'est pas un film d'action ni un thriller. Pas d'aventure, malgré le vaisseau spatial, pas de suspens - au contraire, la mort de Mimi est intégrée assez rapidement dans le récit. Au centre, l’histoire très simple d’un amour – brisé par la tuberculose - entre Rodolfo et Mimi : très jolie la célèbre rencontre des amants, avec en particulier un très poétique "Racconto" de Rodolfo (récit où le poète se présente) par un Atalla Ayan très applaudi. Beau également, le duo d’amour, même si Sonya Yoncheva a du mal avec ses aigus dans cette première partie. Mais elle se reprendra remarquablement et notamment lors du très bel adieu dans "Addio senza rancore" du 3e acte et dans sa promesse du 4e acte : "Sei il mio amore e tutta la mia vita" ("tu es mon amour et toute ma vie"). Autour de cette histoire, gravitent d’autres récits, comme celui de l’amour sans cesse remis en cause entre Marcello et Musetta. Et la production peut se prévaloir d’une formidable et espiègle Aida Garifullina et d’un convaincant Artur Rucinski. Mémorable notamment la scène de jalousie en plein désert galactique du 3e acte, lorsque Musetta lance son "j’ai horreur des amants qui jouent aux maris". 

Des tableaux de toute beauté

Surtout, la beauté de "La Bohème" tient aussi à la description d’une atmosphère, de couleurs, de parfums. Et c’est particulièrement vrai ici grâce à la finesse de réalisation des décors et qu’on les accepte ou qu’on les critique, ces univers sont chargés d’une poésie particulière : la vue sur la Lune dans le premier acte ou l’atterrissage du troisième acte par exemple.
La vue sur la Lune depuis la navette spatiale. Scène de la rencontre enttre Rodolfo et Mimi.
 (Bernd Uhlig / Opéra national de Paris)
La fameuse vie du Quartier Latin quant à elle, prend la forme ici à la fois d’un très vivant Café Momus et juste derrière, d’une succession très réussie de tableaux à la Fellini : fanfare, saynète circassienne de jongleurs, défilé d’enfants au ballon rouge mais de noir vêtus, suivant le marchand de jouets et montrant leurs jouets surdimensionnés (parmi lesquels une fusée de Tintin, un magnifique dragon…), etc. Admirablement portée par la baguette de Gustavo Dudamel, la musique de Puccini trouve ici un écrin finalement très adapté.

Enfin, avec "La Bohème", le compositeur souhaitait à la fois faire rire et faire pleurer. Claus Guth a pris l’ambition au pied de la lettre. Notons que le metteur en scène sait manier l’humour et porte haut la dimension drolatique de cet opéra, notamment dans les scènes du premier acte dans la navette spatiale (auxquelles participent notamment Roberto Tagliavini, qui joue Colline et surtout Alessio Arduini, parfait Schaunard). On ne dévoilera pas ici toutes ses astuces.
"La Bohème" de Puccini à l'Opéra Bastille : la scène où Musetta (Aida Garifullina) chante "Quando men vo soletta per la via".
 (Bernd Uhlig / Opéra national de Paris)
Juste vous signaler la très célèbre scène de Musetta, "Quando men vo soletta per la via" (quand je me promène seule dans la rue) qui associe ici avec bonheur humour, poésie et charme, signée Aida Garifullina et… Claus Guth.

"La Bohème" jusqu'au 31 décembre à Bastille. A voir ou revoir sur Culturebox Live, jusqu'au 12 juin 2018. A noter que dans la production proposée en live, le rôle de Mimi est interprété par Nicole Car (et non par Sonya Yoncheva, souffrante). 

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