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"Mon père dormait avec sa guitare" : le fils de Baden Powell raconte le mythique musicien brésilien disparu il y a vingt ans

Le 26 septembre 2000, le Brésil perdait l'un de ses plus illustres ambassadeurs musicaux, le guitariste Baden Powell de Aquino. Vingt ans plus tard, son fils, lui-même musicien, évoque son père : ses racines afro-brésiliennes, ses grands partenaires musicaux, son rapport au travail et à son instrument, son choix de la France.

Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 22min
Baden Powell vers 1980 à Rome (MARCELLO MENCARINI / MARCELLO MENCARINI / AFP)

Le pianiste et compositeur Philippe Baden Powell, 42 ans, est le fils aîné de Baden Powell, né en France où le musicien brésilien a vécu trente ans. À l'occasion du vingtième anniversaire de la disparition du légendaire guitariste (voir notre hommage en musique), nous avons évoqué avec lui quelques thèmes relatifs à la vie et au parcours artistique de son père. Voici son témoignage.

Racines musicales afro-brésiliennes

"Ça fait partie de notre culture familiale. Nous sommes descendants de Noirs africains, d'Indiens du Brésil, de Portugais, mais la culture la plus présente chez nous est la culture africaine. Elle passe par la musique, la religion, des coutumes, des folklores... C'était déjà présent en Baden au moment où il composait. Tous les élements qui constituent la culture de mon père, sa formation, ressortent à travers une expression rythmiquement et mélodiquement africaine.

Le grand-père de Baden [Vicente Thomas de Aquino, ndlr], là où commence notre famille, était un fils d'esclave né de la Loi du ventre libre [loi de 1871 qui libérait tous les enfants nés de parents esclaves]. Il est devenu musicien [il a fondé un orchestre constitué uniquement d'esclaves]. Les esclaves musiciens étaient des hommes libres, du fait de la musique, comme le rappelle le film Twelve Years a Slave. Mon arrière-grand-père était aussi un abolitionniste, un fervent militant pour les droits des Noirs au Brésil. Le Brésil est le dernier pays à avoir aboli l'esclavage en 1888. Dans notre famille, la musique, qui nous avait permis d'être libres et d'accéder à des connaissances et à d'autres milieux sociaux, est quelque chose de très important. Même sans devenir professionnels, 80% des membres de ma famille sont musiciens."

Rencontre avec Vinícius de Moraes

"Baden et Vinícius se sont rencontrés vers 1955, mon père devait avoir environ 18 ans. Quand Vinícius l'a contacté, il avait déjà l'idée de l'inviter à composer avec lui. Des chanteuses avec lesquelles il travaillait à l'époque lui avaient parlé de lui : "Il y a un garçon qui joue de la guitare, il est impressionnant, il a des compositions très belles, il faut l'écouter..." Ça a beaucoup intrigué Vinícius. Ils se sont connus à Copacabana. Baden jouait au bar du club Plaza, qui était situé dans la cave de l'hôtel du même nom. Vinícius est arrivé et Baden, très impressionné, est allé le voir. Vinícius lui a dit : "J'ai beaucoup entendu parler de toi. Ça me ferait très plaisir qu'on écrive des choses ensemble. Je viens d'écrire des paroles sur une toccata de Bach."  Pour mon père, écrire des paroles sur du Bach était un truc impensable... Très timide, il a juste répondu : "Ok, convenons d'un moment, je viens." Je ne sais pas comment, mais ils ont raté deux ou trois rendez-vous avant de se retrouver enfin.

Baden s'est finalement rendu chez Vinícius et au lieu de rester une après-midi, il est resté trois mois. Vinícius a appelé mon grand-père pour le prévenir et le rassurer. Vinícius, qui était diplomate, a demandé un congé auprès du ministère des Affaires étrangères. Ils ont passé trois mois à écrire des chansons comme Samba em Prelúdio. Baden a raconté plus tard que cette rencontre avait été déterminante, que Vinícius, de 24 ans son aîné, était comme un père pour lui. Pour lui c'était une révolution. Qu'un garçon pauvre, noir, qui joue très bien de la guitare se retrouve chez un diplomate blanc, riche, auteur à succès, c'était deux mondes complètement différents. Baden, qui n'avait pas fini l'école, a énormément appris en termes de culture, d'éducation."

La folle nuit de "Samba em Prelúdio"

"Baden se lève un matin avec une mélodie en tête qu'il joue à la guitare sans difficulté. Il est impressionné devant cette musique sortie d'un seul coup. En début de soirée, il demande à Vinícius de lui écrire un texte. Dans leur manière de collaborer, il fallait qu'ils passent la nuit à travailler sur une chanson. Baden joue le morceau. Vinícius est emballé, demande à le réentendre... L'heure de l'apéritif sonne, la soirée démarre, ils discutent, boivent... Mais Vinícius n'écrit pas un mot, n'avance pas une idée. Vers 3 ou 4 heures du matin, Baden lui demande s'il a une idée de texte. Vinícius répond : "Je ne veux plus faire les paroles du morceau. Il s'est passé un truc mais je n'ai pas envie d'en parler, ça me met mal à l'aise." Baden lui demande des explications avec insistance avant d'avoir une réponse : "Baden, ce que tu joues, c'est un plagiat, cette musique existe déjà, je ne vais pas écrire de texte dessus, après ils vont en parler dans les journaux, ce ne sera pas bon pour nous." Baden s'arrête net, regarde le verre de Vinícius, la bouteille... "Vinícius, je suis désolé, tu te trompes, je crois que tu as un peu bu..."  Vinícius n'en démord pas. Baden, qui respecte beaucoup le poète, demande : "Alors, dis-moi de qui est ce thème ?" Vinícius répond : "C'est évident, c'est Chopin." Baden réfute, rappelant qu'il a étudié la musique classique, qu'il connaît Chopin. Nouveau dialogue de sourds...

Finalement, Vinícius dit : "Ok. Je vais appeler ma femme. Elle est médaille d'or du conservatoire de Rio. Elle connaît toute l'œuvre de Chopin." Baden, gêné, rappelle qu'il est 4 heures du matin... "Ne t'inquiète pas, elle a l'habitude !" Vinícius va chercher son épouse d'alors (il s'est marié neuf fois), Lucinha Proença. Sans rien lui expliquer, il demande à Baden de jouer le morceau une fois, puis deux, car son épouse ne semble pas reconnaître la musique... Finalement, il l'interroge : "Ben alors, tu ne dis rien ?"  Elle dit : "Mais qu'est-ce que tu veux que je dise ?" Vinícius répond : "Tu n'entends pas ? Ce n'est pas un thème de Chopin, ça ?" Elle répond : "Non, c'est un thème romantique, c'est beau mais ce n'est pas Chopin."  Vinícius l'a un peu mauvaise. Il avait tort, il a trop bu... "Bon, ben Chopin a oublié de faire cette chanson." Et il se met à la machine à écrire et tape les paroles qui étaient déjà prêtes dans sa tête..."

De la samba à l'afro-samba

"Comme son nom l'indique, l'afrosamba, c'est le mélange entre des rythmes brésiliens, ou de la musique brésilienne, avec les racines musicales africaines. C'est une musique très marquée par le rythme avant tout. Ensuite, il y a le caractère mélodique très lié au chant, à la complainte. Le terme d'afro-samba est né avec le travail réalisé par mon père avec Vinícius de Moraes. Leurs premières compositions étaient des chansons, des sambas... Elles n'évoquaient pas directement la culture africaine, et plus précisément la culture iorubá. C'est un peu comme s'ils se tournaient autour, tout en ayant passé trois mois à composer leur première fournée de chansons qui ont connu un franc succès dans les voix de l'époque comme Ciro Monteiro, Elizeth Cardoso, des chanteurs-interprètes d'une période pré-bossa nova.

Ensuite, Vinícius porte un intérêt pour cette culture qui est éloignée de la sienne. Baden va lui ouvrir les portes de cet univers. Il va lui présenter des compositions très inspirées, marquées par des rythmes, des chants qui renvoient à la culture africaine, et plus proprement iorubá, dont Vinícius tombe fou amoureux. Il fait des recherches, il fréquente les terreiros [lieux de culte] du candomblé et il va écrire avec Baden des compositions qui parlent de chaque orixá, les Dieux dans la religion du candomblé. Mais ce qui est très étonnant, c'est que Vinícius ne parle pas spécifiquement de religion dans ses textes. Il décrit de façon poétique des aspects de cette culture qui est religieuse, sans l'être : il ne va pas rentrer dans la pratique, il ne va pas parler de sacrifice, de rite, mais il va parler de la mythologie du iorubá comme on parlerait de la mythologie grecque. Il va faire une poésie sur les Dieux Xangô, Ossanha, Iemanjá comme on en raconterait l'histoire de Zeus, Aphrodite... Je pense que tout cela en fait une œuvre véritablement à part, parce qu'elle n'est pas conotée, elle n'a pas le poids de la religion."

Paulo César Pinheiro, l'autre grand partenaire musical

"Paulo César Pinheiro commence à travailler avec Baden vers la fin des années 60. À cette époque, Baden est déjà très connu. Mon père a grandi dans le quartier de São Cristóvão à Rio, Praça [place] Floriano. Et sur cette place, vivait aussi notre cousin João de Aquino, qui est musicien et producteur. Paulo habitait la maison voisine de celle des parents de mon père. C'est João qui emmène Paulo le voir : "Baden, ce garçon écrit très, très bien." Paulo avait alors 14 ou 15 ans. Baden lui donne une première mélodie sur laquelle il écrit un texte d'une maturité et d'une plume incroyable, avec toute cette tradition de la zone Nord de Rio dont notre famille est originaire. Paulo porte en lui toute la magie des sambas de Mangueira [quartier du centre de Rio], à l'ancienne. Baden, qui avait changé de vie et ne fréquentait plus ce milieu, s'en était déconnecté. Ce partenariat marque une reconnexion avec son milieu musical premier et fondamental, un monde qui l'inspire et qu'il adore, lié au choro, à la samba traditionnelle, aux poètes du samba comme Nelson Cavaquinho, Cartola, tous les fondateurs et les maîtres du style. Si le partenariat avec Vinícius est celui qui a eu le plus de visibilité, les chansons que Baden écrit avec Paulo César Pinheiro sont d'une beauté et d'une richesse incroyable.

Baden décide de présenter Paulo à Vinícius. Ça se passe dans un bar en face de celui que fréquentaient Vinícius et Jobim [à Ipanema] avant que l'établissement devienne trop connu. Devant Vinícius, Baden joue la première chanson écrite par Paulo. Toute l'assistance imagine que c'est l'œuvre d'un adulte d'une cinquantaine d'années, avec ce texte qui parle d'un temps ancien, avec un vocabulaire extraordinaire... Quand on demande à Baden qui a écrit ça, il présente Paulo et tout le monde découvre un gamin d'une quinzaine d'années. Vinícius était quelqu'un de très sensible, il ne prenait pas toujours très bien les collaborations de ses compositeurs avec d'autres... Il s'est levé et il est parti sans rien dire. Je pense qu'il a été bouleversé à la fois à cause de cette espèce de jalousie par rapport à Baden, et par son émerveillement de cette poésie qui fait le lien entre la poésie érudite et la poésie populaire des compositeurs de l'école de samba. Paulo a passé sept ans à fréquenter chaque jour la bibliothèque municipale et à tout lire. Il possède plus de 3000 livres, il les a tous lus, qu'il s'agisse de sociologie, de littérature, de poésie... Aujourd'hui encore, il se lève, se pose à sa table et écrit tous les jours."

Travailleur acharné

"Mon père travaillait sans arrêt. Tout le temps. Ça veut dire qu'il dormait avec sa guitare. Même une fois marié, même après des années, il avait sa guitare dans le lit. Concernant l'instrument en lui-même, Baden a eu quelques guitares mais ce n'était pas du tout un collectionneur. Il n'était pas attaché à l'objet en soi. Pour lui, la guitare était un instrument de travail. Il en avait deux, maximum trois à la fois, une pour travailler à la maison et deux pour les concerts. À mon époque, il y avait un ou deux morceaux qu'il jouait avec un accordage différent, donc il montait sur scène avec deux guitares pour des raisons pratiques. Il utilisait ses instruments jusqu'à usure complète... Une fois qu'il rendait une guitare, elle n'était plus jouable ! Avec lui, un instrument avait une vie de dix-huit, vingt ans peut-être. Il a dû en avoir une dizaine dans sa vie. Ça vient peut-être aussi de ses origines modestes. Il avait une seule guitare à ses débuts, et il s'est habitué à avoir un instrument et à en prendre soin.

Mon père, né en 1937 et qui a commencé à jouer professionnellement en 1950, a connu une époque où être musicien était impensable. C'était un métier de vagabonds. Il n'y avait pas d'industrie musicale comme aujourd'hui, la musique brésilienne n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui... Au début, mon père a joué dans des bars miteux... C'est son génie qui l'a mené là où il est arrivé. Il m'a raconté : "J'ai toujours eu un rapport de labeur avec la musique." Ça veut dire qu'on ne va pas lire des poèmes, des livres, prendre un café pour s'inspirer... On se lève le matin, on travaille sa guitare, sinon on n'est pas bon et on n'aura pas de boulot. Il se disait : "Il faut que je sois encore meilleur si je veux avoir plus de boulot." C'est à travers un travail incessant, qu'il est passé de la zone nord au centre ville. La ferveur à la fin des années 50 se situait à Copacabana, dans la zone sud. Mon père venait de la zone nord et travaillait au centre ville, ce n'est pas du tout la zone sud qui est l'oasis où les gens privilégiés jouaient, consommaient. La plupart des compositeurs qu'on connaît aujourd'hui, comme Jobim, étaient étudiants en architecture ou ingénierie, venaient de familles plus aisées. À ses débuts, mon père prenait le bus, le tram pour aller jouer à Copacabana et rentrer parfois à pied, parfois pas..."

Long séjour européen

"Je lui ai demandé pourquoi il avait décidé de partir en Europe. Il m'a répondu que c'était une forme de défi. Il avait envie de réussir en dehors du Brésil. Comme il était reconnu dans son pays, il voulait voir s'il pouvait aussi l'être en dehors. Il est venu en 1962. Une fois en France, il a participé à un spectacle à Paris. C'est Pierre Barouh qui l'y a amené, l'a présenté aux gens, a insisté pour qu'on l'écoute. Il était venu pour rester trois mois, et juste au terme de ce séjour, cette soirée lui a permis de se produire, ça a fait un tabac incroyable. Les gens n'avaient jamais vu cette manière de jouer de la guitare avec ces sonorités complètements nouvelles. Avant même de repartir, il avait des propositions, des contrats, notamment chez Eddie Barclay qui a été son premier patron.

On est rentrés au Brésil en 1987 [après une étape d'environ 5 ans en Allemagne, à Baden-Baden, sur un coup de cœur du guitariste suite à un concert]. Il y a une coincidence des dates par rapport à la situation politique au Brésil. 1962, c'est deux ans avant le coup d'État, et 1987, c'est peu de temps après la fin de la dictature. Mais je ne pense pas qu'il y avait un rapport. Durant son séjour européen, Baden retournait au Brésil tous les ans ou presque, il y a fait des concerts, enregistré des albums, il n'avait pas véritablement de mauvaises relations avec ce gouvernement. Mon père n'était pas du tout politique, il ne se prononçait pas beaucoup à ce propos, même si je sais qu'il était réfractaire à tout système totalitaire. Il était quelqu'un de libre, du fait de son histoire. La famille était imprégnée de cette notion de liberté."

La France et l'Europe, plutôt que l'Amérique

"Initialement, mon père disposait d'un billet pour jouer aux États-Unis. Mais Baden ne peut pas y aller car son père est malade, c'est la fin. Il garde ce billet ouvert, offert par le ministère brésilien des Affaires étrangères. Une de ses connaissances lui conseille de partir plutôt en France, lui assurant qu'il y trouvera davantage son compte, d'un point de vue culturel. Finalement, Baden n'a pas beaucoup joué aux États-Unis en comparaison avec le Japon ou les pays d'Europe où le public l'adorait. Je suis allé avec lui aux États-Unis en 1989. Bien sûr, comme c'était une légende, les gens venaient le voir... Mais les États-Unis, c'était quand même l'empire de Jobim et João Gilberto. Et je pense qu'il y avait une autre raison. Les États-Unis sont un pays raciste, noirophobe. Alors, débarquer aux États-Unis pour vendre une culture afro-brésilienne, à une époque de ségrégation... Je dis cela mais ça n'enlève absolument rien au succès très mérité de Jobim, João Gilberto et de tous les autres Brésiliens blancs qui ont réussi dans ce pays comme Eumir Deodato, Sergio Mendes... Je pense juste que si Baden n'y a pas trouvé beaucoup d'intérêt, sans le savoir, ça avait un rapport avec le fait que peut-être, sa musique n'aurait pas été reçue de la même manière. Je n'ai jamais évoqué ces questions avec mon père, peut-être parce que j'étais trop jeune, et je ne l'ai jamais entendu en parler car il n'était pas politisé.

Il y a une anecdote intéressante. Ce qu'on souhaitait faire de lui aux États-Unis, il n'en a pas voulu. Il y a une machine, une industrie aux États-Unis, c'est une espèce de vitrine du monde. Si tu réussis dans ce pays, tu réussis partout. Un agent, manager, producteur, voit Baden, perçoit son potentiel extraordinaire et lui fait une proposition : "Je te paye pendant un an pour que tu te prépares avec ce que tu penses être l'expression musicale la plus aboutie sur ton instrument. Et je fais de toi le plus grand guitariste de tous les temps." Mon père le regarde avec de grands yeux et lui dit : "Qui t'a dit que c'est ce que je veux ?" L'agent va voir un chef d'orchestre ami de mon père et lui confie : "Je ne comprends pas pourquoi Baden ne veut pas devenir le plus grand de tous les temps." Le chef d'orchestre lui répond : "Peut-être parce qu'il l'est déjà." Baden n'avait pas du tout une démarche commerciale, il ne voulait pas être enfermé dans un carcan. Je pense que s'il avait été ce guitariste que cet agent voulait faire de lui, il n'aurait pas été reconnu comme compositeur. Baden voulait cette liberté de jouer, composer, chanter s'il en avait envie. Et ça a très bien marché en France."

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