Fado : quand la "saudade" de Duarte s'empare du festival d'Ambronay
Son allure est élégante, posée. Nous rencontrons Duarte avant les répétions du concert du soir. La jeune trentaine, grand, bien fagoté et l'air poète avec sa mèche en arrière et sa barbe soignée, l'homme ne trahit pas l'habit dès qu'il s'exprime : cultivé, curieux, s'exprimant (en portugais ou en anglais exclusivement) avec précision sur la musique qu'il défend ici seul, au milieu d'une foule d'instrumentistes baroques que l'on croise partout dans l'enceinte de l'Abbaye.
Un "fadista" chez lui à Ambronay ?
Pourtant, assis à côté des trois guitares nécessaires à son concert – deux classiques et une portugaise, ses deux musiciens ne sont pas loin – il ne détonne franchement pas dans ce haut-lieu de la musique. Comme chez lui dans ce festival baroque… Il sourit. "Pas complètement. Entre classique et fado ? Il y a quand-même quelques différences d'approche. Le classique repose sur un socle solide, académique, extrêmement exigeant. Et même si le fado requiert une grande dextérité et de la technique, le répertoire classique reste supérieur dans sa difficulté d'interprétation". Humilité et précision dans le propos : "Le fado est une complexe traduction musicale d'un sentiment ou d'une pensée humaine, d'inspiration quotidienne et immédiate et se singularise donc par la façon d'interpréter, très personnelle, et par l'improvisation."Duarte sait de quoi il parle, sa formation commence au conservatoire au Portugal avant de bifurquer vers d'autres horizons : il est diplômé de psychologie clinique à l'université d'Evora, mais la musique ne cesse de l'occuper jusqu'à sa redécouverte, professionnelle, du fado. Passion pour un patrimoine très riche et en évolution perpétuelle : "A l'origine", dit-il, "le fado est la musique des bas-fonds, joué dans les tavernes et les bordels portuaires, où tout un chacun apportait son histoire, son malheur du jour pour qu'ils soient chantés. Peu à peu, ça a évolué, il s'est par exemple anobli au contact du piano au XIXe siècle, a été joué dans les salons... et même dans les cercles intellectuels ! En effet, l'apport de musiciens classiques pour la composition et de poètes pour les textes compte aussi dans la création d'un nouveau fado. Mais ce dernier n'a pas exclu les précédents, tout s'est enrichi par strates".
Voix masculine
Aujourd'hui, depuis son premier disque ("Fados Meus", sorti en 2004) Duarte est devenu l'une des nouvelles voix masculines du fado. Au fait, parlons-en du côté masculin. Une drôle d'idée reçue circule, hors Portugal, selon laquelle les hommes seraient moins nombreux à chanter le fado que les femmes. "La proportion est la même", corrige Duarte. "En revanche, il n'y a pas de misogynie et tous les hommes adorent la grande icône qu'est Amalia Rodriguez, le Mozart du fado. Est-ce son influence auprès des "fadistas" qui entretient cette légende ?"Duarte est invité par Ambronay dans le cadre d'une programmation spéciale, alternative au répertoire ancien qui caractérise le festival, dans le but d'ouvrir le lieu au plus grand nombre. "C'est offrir ainsi la possibilité à ceux qui n'en ont pas l'habitude et qui s'en sentiraient intimidés, de franchir la porte de l'Abbaye, pour éventuellement revenir sans crainte", nous explique un responsable du festival. Et l'initiative a l'air de fonctionner. Seule différence par rapport aux concerts classiques et baroques (souvent de musique sacrée), ces concerts se déroulent sous un chapiteau installé face aux bâtiments historiques.
Un fado traditionnel et personnel
Et elle est comble, cette grande salle du chapiteau, les spectateurs manifestement connaisseurs déjà, pour grand nombre, de ce genre musical. Entouré de ses deux accompagnateurs, le jeune Ricardo Chitas et le très confirmé Pedro Amendoeira, impressionnant à sa guitare portugaise, la voix grave et suave de Duarte déroule, une heure et demie durant son fado, en très grande partie ses propres compositions (textes et musique), mais aussi des emprunts, des réécritures et… deux ou trois morceaux d'Amalia Rodriguez pour l'hommage à la grande référence.Un fado de facture clairement traditionnelle : y veillent les deux guitares, classique pour la rythmique, portugaise, au son légèrement métallique, pour la mélodie et les solos : sa caisse arrondie et bombée rappelle les instruments arabes. "C'est une guitare d'inspiration classique méditerranéenne à laquelle ont été rajoutées des cordes, douze en tout, pour que le son colle à la musique du XIXe", rappelle Duarte.
Poèmes ("Cinq quatrains de goût populaire", d'après Pessoa), textes politiques ("Cantar d'emigraçao" de Adriano Correia de Oliveira, "Terra da Melancolia", de Duarte) d'amour, tristes ("Je sais que tu as été éternelle une heure", de Duarte et Fado Alberto), nostalgiques ("Misterios de Liboa"), mais en même temps parfois joyeux, et souvent chantés le sourire à la bouche. "Traduction de la vie quotidienne, la mienne, celle des autres, des personnes connues, en prise avec la société, le fado nous oblige à renouveler constamment le mode d'expression". Quelques-uns des morceaux présentés s'écartent des règles rythmiques du fado traditionnel. "Le fado c'est comme un héritage qu'on doit respecter, ses différentes racines", explique Duarte. "Ma base, comme compositeur, ce sont environ 200 mélodies traditionnelles du fado. Mais quand l'auteur que je suis, écrit des textes nouveaux, qui s'inspirent d'aujourd'hui, l'inspiration musicale change elle aussi. Le fado n'est pas figé, c'est une musique vivante, qui s'inspire de tous les courants, de toutes les influences et ne cesse de les intégrer. Et enfin, le fado qu'on joue, c'est aussi la manière de le transcrire avec sa propre sensibilité. Deux personnes n'interprèteront pas une chanson de la même manière, c'est ce qui fait sa richesse".
Très personnel, le fado appartient à tous, Duarte le constate encore ce soir, sous le chapiteau, où le concert s'achève après de nombreux rappels. Et de conclure : "Comme c'est une chanson de l'âme, le fado parle à tout le monde, il est universel !".
Un grand merci à Daniel Liburski qui a assuré la traduction depuis le portugais.
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