Péala, Angelini, Bearzatti: trois jazzmen font leur cinéma
Thierry Péala est l’un des rares représentants du jazz vocal masculin en France. Timbre lumineux, phrasé précis, technique impeccable et recours à de subtiles improvisations et percussions vocales contribuent à tisser un univers acoustique et intimiste. Depuis 2000, en marge de divers projets musicaux et théâtraux - il a débuté comme comédien, Thierry Péala a enregistré trois albums en tant que leader ou coleader, favorisant la formule du trio ou du quartet. Avec le projet «Move is», il a voulu réunir deux passions, la musique et le cinéma.
Bruno Angelini, brillant pianiste et compositeur, a participé aux trois projets discographiques du vocaliste. De formation classique, le musicien d’origine marseillaise s’est tourné vers le jazz et a multiplié les projets originaux, par exemple avec le contre-ténor Gérard Lesne en 2004. Dans «Move is», Bruno Angelini signe dix des douze musiques composées d’après des films aussi divers que «Mulholland Drive», «Une journée particulière» ou «A bout de souffle».
Originaire d’Udine, en Italie, Francesco Bearzatti, bouillonnant saxophoniste et clarinettiste, a enchaîné les collaborations avec de célèbres musiciens de jazz (Joe Lovano, Louis Sclavis, Baptiste Trotignon, Henri Texier, Aldo Romano…). C’est la première fois qu’il s'associe avec Thierry Péala et Bruno Angelini. Et probablement pas la dernière, de l’avis même de ces derniers.
L’album..............................................................................................................
«Move is», façonné par ce trio percutant, comporte douze morceaux composés pour célébrer autant de films choisis par les trois musiciens cinéphiles. Douze vibrantes déclarations d’amour au Septième Art. Dans ces pièces aux atmosphères changeantes, les solistes, d’une sensibilité extrême, alternent savamment les premiers rôles. Quant à la voix de Thierry Péala, selon les morceaux, elle se veut tantôt porte-parole de textes en français, italien ou anglais, tantôt pur instrument, sans mots, un exercice dans lequel le vocaliste excelle. Au final, les trois musiciens signent un disque envoûtant, profond, somptueux. Un disque rare.
La rencontre.....................................................................................................
Nous avons retrouvé nos trois artistes jeudi 12 janvier, après un showcase dans un grand magasin de disques de la capitale. Instantanés d’une conversation avec des musiciens très complices et passablement potaches...
- Comment le choix des films a-t-il été arrêté ?
- Thierry Péala : L’idée, c’était d’avoir des films un peu «choc», des films forts de nos vies. En même temps, le choix était si vaste ! Il y a tellement de films merveilleux qui m’ont inspiré… Il a fallu écrémer. Au début, je voulais devenir comédien, d’où ce lien avec le cinéma, le film, les acteurs, les actrices. C’est surtout l’image animée qui m’a toujours fasciné. Quand j’étais gamin, j’avais un Minicinex, un truc où on mettait une petite bobine de film de 30 secondes ou une minute, dans un petit projecteur en plastique, avec une manivelle. Dans ma chambre, je me glissais sous la couverture et je projetais ces images, c’était extraordinaire…
- Bruno Angelini : Cela se passait donc dans les années 30, Thierry, c’est ça ? (rires)
- Thierry Péala (imperturbable) : Il y avait des petits films de Charlie Chaplin, c’était merveilleux…
- Bruno Angelini : Le film «The Artist» est un hommage à Thierry, en fait ! (rires)
- Donc chacun d'entre vous a proposé trois ou quatre films...
- Bruno Angelini : Cela a été très houleux, mais on a fini par…
- Francesco Bearzatti : ... par se battre ! (rires)
- Qui a choisi le film d’Alfred Hitchcock «Pas de printemps pour Marnie», par exemple ?
- Thierry Péala : C’est moi. Je trouve que c’est l’un des films les plus émouvants d’Hitchcock.
- Bruno Angelini : Pour une fois, je n’ai pas mis mon véto, car j’ai dû le mettre sur pas mal de choses ! Plus sérieusement, tout cela s’est vraiment fait tranquillement, comme une lettre à la Poste !
- Bruno, vous avez composé la plupart des musiques…
- Bruno Angelini : C’est un concours de circonstances. Au départ, on s’était fixé, avec Francesco, de se répartir les compositions à 50/50. Or par la suite, Francesco s’est retrouvé en plein boum avec le disque de son quartet Tinissima, il a été happé par cette histoire. De mon côté, j’avais un peu plus de temps, donc j’en ai fait un peu plus. Je pense que si on fait un prochain disque, ce sera plus partagé. J’y compte bien ! (rires)
- Comment avez-vous procédé ? En pensant, par exemple, à des séquences précises des films ?
- Bruno Angelini : Pour moi, c’était très émotionnel. En gros, je regardais le film. Puis, le lendemain, le surlendemain, je cherchais à restituer l’émotion.
- Thierry Péala : Parfois, on voyait les films ensemble, parfois seul. Parfois on en parlait. On constatait qu’une scène spécifique se dégageait. Dans «Une journée particulière» (qui a inspiré le titre «A special day», ndlr), il y a cette scène où Marcelo Mastroianni et Sophia Loren dansent dans la cuisine. Il y a une espèce de pas de danse de trois temps, comme une valse. Le trois-temps du morceau est parti de là. On pouvait donc partir d’une séquence, mais aussi de la sensation globale qu’on avait du film. Tout cela donne aussi des plans différents, comme des plans larges, ou resserrés…
- Bruno Angelini : On pouvait aussi partir d’un acteur… Dans «Mortelle randonnée» (qui a donné le titre «Was it you ?», ndlr), un film sympa, mais très marqué années 80, c’est vraiment Michel Serrault qui m’a inspiré.
Présentation de «Move is» au Duc des Lombards, à Paris (2010), avec «Was it you?» et «No spring for Marnie»
- Le tout dernier titre, «L’orage», rend hommage à Romy Schneider…
- Thierry Péala : C’est un hommage à Romy dans le film «L’important, c’est d’aimer», de Zulawski. C’est une espèce de déambulation, celle de son personnage dans le film, avec quelque chose d’un peu décalé.
- «Gena», dédié à Gena Rowlands dans «Gloria», dégage plus d’énergie, de percussions, de dissonances...
- Bruno Angelini : Dans ce disque, il y a d’un côté le cinéma, les films qu’on avait envie de défendre. Mais objectivement, quand vous pensez à un album entier ou à un futur concert, vous êtes obligé de tenir compte d’un certain nombre de contrastes par rapport à l’énergie. On ne peut pas ne faire que des ballades ou des trucs qui fracassent. Cela compte aussi dans le choix des situations et des films. Dans ce cas, nous avions envie d’un morceau où ça dépote. Or, Thierry aimait beaucoup cette poursuite…
- Thierry Péala : Dans le problème des choix, j’aurais dû faire un disque entier sur John Cassavetes ! Et surtout Gena Rowlands, que je considère comme la plus grande actrice au monde. Nous avions besoin d’énergie, et c’est vrai que l’énergie de New York, de cette femme poursuivie par la mafia, qui court avec ce petit garçon, nous convenait bien.
- Dans «See Berg», clin d’œil à Jean Seberg, inspiré du film «A bout de souffle», on entend un extrait de dialogue, le seul du disque…
- Thierry Péala : Il s’agit de vrais bouts de dialogue que j’ai agencés avec notre productrice Viola Costa, qui est également comédienne. Au début, nous avions prévu de mettre le véritable extrait du film. Puis nous y avons renoncé pour éviter tout problème de droit ! Avant l’enregistrement à Udine, j’ai réécrit les dialogues à l’hôtel. Nous les avons répétés avec la productrice, cela sonnait très bien. C’était un petit clin d’œil au métier de comédien…
- Qui a décidé des arrangements ?
- Francesco Bearzatti : 80% du travail musical, c’est Bruno, 20% c’est moi. Et Thierry, c’est… un ami à nous ! (rires)
- Bruno Angelini : En fait, on a décidé de beaucoup de choses ensemble durant les sessions en studio.
- Parmi les moments forts du disque, on est frappé par le final déchirant, au saxophone, de «Face à l’inconnu», titre inspiré du film «Into the wild»…
- Bruno Angelini : Pour ce morceau, je me souviens que j’avais demandé à Francesco de «crier» à la fin. Cet arrangement a un côté narratif, avec un climax fort, parce que l’histoire ne se finit vraiment pas bien... J’avais même prévu que Francesco finisse le morceau tout seul. Quand on a enregistré, je l’ai finalement terminé au piano avec lui.
- Francesco Bearzatti : C’est vrai que plus on joue, et moins on utilise de «clichés»… Parfois il suffit juste de changer une note pour prendre une autre direction... Je me souviens bien du moment où, avec Bruno, on a parlé de ce film qui m’a beaucoup marqué.
- On constate que les textes des morceaux sont tantôt en anglais, français ou italien, sans que cela corresponde forcément au pays d’origine du film…
- Thierry Péala : Absolument, cela brouille un peu les cartes ! On s’est donné toute la liberté de réagir au film, d’avoir peut-être même une musique qui irait à rebrousse-poil de ce que l’on imagine, ou de ne pas avoir forcément le même langage. Par exemple, l'auteur Gill Gladstone, qui me suit depuis mes débuts, a écrit un texte en anglais sur un film italien, «Une journée particulière», qui la touche énormément. Elle adore aussi le film d’Hitchcock, dont elle a également signé les paroles. J’ai aussi sollicité deux amies italiennes, la chanteuse Laura Littardi ainsi que Viviane Moscatelli, qui est une autre chanteuse-pianiste formidable. Tous les textes sont signés par des parolières, chanteuses ou poétesses.
- Les paroliers sont donc tous des parolières !
- Thierry Péala : Peut-être que lorsqu’il s’agit d’exprimer des choses, on trouve souvent plus de femmes que d’hommes... D’ailleurs, les femmes sont majoritaires dans tous ces métiers comme la danse, la comédie, le chant.
- Sur certaines chansons, il n’y a pas de paroles, seulement du scat (des improvisations vocales)…
- Thierry Péala : Depuis mon premier disque avec Bruno, on a toujours alterné des plages avec paroles et sans paroles. J’aime bien utiliser la voix de manière instrumentale, pas forcément avec du texte. Ce ne sont pas des choses que j’ai travaillées, mais qui me viennent vraiment de l’enfance. Je me souviens que je chantais déjà comme cela en voiture, avec mes parents...
Propos recueillis par A.Y.
Thierry Péala, Bruno Angelini et Francesco Bearzatti en concert
Lancement officiel de l’album «Move is»
Mercredi 18 janvier au New Morning, 20h30
7 & 9 Rue des Petites-Ecuries
75010 Paris
Tél. : 01 45 23 51 41
«Move is», album sorti en novembre chez Re:think-art Records
Thierry Péala : voix (site officiel)
Bruno Angelini : piano (site officiel)
Francesco Bearzatti : saxophone, clarinette (site officiel)
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