Interview de La Maison Tellier : "En ce moment, je ne me vois pas trop aller taper sur Daech"
Ils ne sont pas frères mais portent le même nom. Helmut et Raoul Tellier, Yannick Marais et Sébastien Miel dans la vie, s’installent sur le canapé du Fnac Live, à une demi-heure de leur concert. En 2004, c’est sur leurs terres normandes qu’ils fondent le groupe La Maison Tellier, en hommage à Maupassant. Trois autres larrons (Alphonse, Léopold et Alexandre… Tellier, cela va de soi) complètent ce quintet à la musique folk, pop, country mais profondément français dans le texte. Cinq albums plus tard, les voilà donc de passage à Paris, le temps d'un concert gratuit. Entretiens croisés.
Vous êtes programmés pour la dernière soirée du Fnac Live saison six. Vous étiez déjà venus?
H.T : On était venu il y a cinq six ans quand c’était encore Fnac Indétendances. Et c’était à l’occasion de notre troisième album "L’art de la fugue".
Quel souvenir en gardez-vous ?
H.T : C’est fugace. Ce genre de truc passe super vite. Les logements de l’hôtel de ville ne sont plus tout à fait les mêmes. Aujourd’hui c’est plus sexy, plus glamour.
L’univers du festival, partager la scène avec d’autres artistes, qu’est-ce que ça a de particulier ?
R.T : Un côté plus spontané, presque d’urgence en fait. Il y a beaucoup d’artistes et d’organisation. Du coup, par rapport à un concert dans une salle, on est beaucoup plus dans l’instant. Dans une salle de concert, il y a plein de moments où on se pose et où on n’a rien à faire. Alors que là, il y a moins le temps de s’ennuyer.
H.T :On peut rattraper tous nos devoirs de l’année, c’est à dire voir les groupes qu’on n’a pas encore eu l’occasion de découvrir.
R.T :’est ça qui est le plus cool en fait, de croiser des gens qu’on n’a pas vu depuis longtemps ou bien qu’on voit de festival en festival.
Vous êtes du genre à enchaîner les festivals l'été ?
H.T :Dans la mesure du possible oui. Mais cela ne dépend pas toujours que de nous. Quand on a le choix et la possibilité, bien sûr qu’on cherche à le faire. Il y a un petit côté vacances musicales. Et là, c’est le week-end à Paris de ces vacances musicales! C’est plus détendu dans l’ambiance, tout le monde est en short et en maillot de bain même s’il y a des horaires à respecter, une grosse logistique etc. C’est l’occasion de nous voir aussi progresser. Quand on est venu il y a cinq ans, il y plein de choses qu’on savait moins bien faire. C’est plaisant aussi de revenir pour ça.
On a vu des groupes (Feu! Chatterton, Jain) chanter Paris dans leurs chansons. Vos repères à vous sont plus en Normandie.
H.T : C’est pas que c’est nos repères, c’est juste là qu’on habite. Après, la France est faite comme ça : il faut faire ses armes à Paris. Au début, on s’est tapé beaucoup de concerts dans des petites salles parisiennes mais c’est simplement parce qu’il y en a plus. Il y a de ce truc de la reconnaissance. Ça existe encore ce truc de passer par Paris pour un groupe qui n’en vient pas. Mais honnêtement, ce n’est plus une problématique pour nous. Et inversement, il y a des groupes qui “marchent” à Paris et qui ne passent pas le "périph".
R.T : Nous on n’est pas spécialement rattachés à une région en particulier.
H.T : C’est pas Matmatah [groupe fondé à Brest] !
R.T : Il n’y a pas de folklore très fort, de culture normande très forte. Enfin, moi, depuis tout à l’heure, je me dis ça que je m’en fous que ce soit Paris ou une autre ville. Je suis Français, je suis Européen. J’essaie de me sentir bien là où je me trouve. T’es obligé! Quand tu fais de la musique, t’es obligé d’être bien là où tu vas. Sinon tu crèves!
H.T : Après, d’être à Rouen, ça a été toujours été super pratique au moment de la promo ou des trucs comme ça. On a des familles et, sincèrement, élever des mômes à Paris c’est "relou". Enfin, sauf si t’as plein de pognon. Du coup, c’est un bon équilibre qu’on a trouvé. Ça n’a jamais été une question de s’installer ici [à Paris] pour nous faciliter la vie.
Justement, vous roulez ensemble depuis dix ans. Dix ans desquels sont sortis cinq albums. Qu’est-ce que vous retenez de ces années? Il y a encore des caps à passer, des bilans à faire?
H.T : Des caps on en a passé : le cap du deuxième album, le cap de la maturité. Nous maintenant, on sait ce qu’on fait, on sait ce qu’on vaut. Je pense que là où on est, c’est une position confortable. On peut toujours toucher plus de gens, vendre plus de disques et ça arrivera peut-être. On fait notre part du boulot pour que ça arrive, mais je ne suis pas dans un truc de bilan. Ces dix années n’étaient pas une trajectoire rectiligne. Il y a eu beaucoup de hasard et je crois qu’il en reste encore beaucoup.
R.T : On a l’impression que quand tu fais carrière c’est que tu as un plan au départ et que tu essayes de t’y conformer. Nous, on n’avait pas de plan. Des choses arrivent et on les prend du mieux qu’on peut. Tant qu’on peut, on continue. Et puis, on a encore des choses à dire.
H.T : Ce qui est cool à retenir, c’est qu’on est encore ensemble.
Comment est né ce groupe? Et pourquoi la référence à Maupassant [ La Maison Tellier est une nouvelle de Guy de Maupassant publiée en 1881] ?
H.T : C’est Raoul et moi qui avons commencé à écrire des chansons, comme le font des dizaines de groupes. Du coup, il y avait des choses qu’on écoutait tous les deux, ça pouvait aller de Dominique A à Herman Düne. Et puis ensuite les trois autres sont venus assez rapidement. Mais on n’était pas cinq potes de lycée qui répétaient dans leur garage. Il n’y a pas de barrière entre nous et les trois autres mais le fait qu’on ait commencé à deux a son importance dans la façon de bosser, de composer. Et puis ensuite La Maison Tellier oui c’est Maupassant. Parce qu’on a des chansons qui sont relativement littéraires, parce qu’on vient de Normandie [comme l’écrivain qui est né à Tourville-sur-Arques], parce que c’est un auteur qui sait créer de l’émotion à partir de quelque chose qui n’est pas forcément très brillant à la base.
R.T : C’est une écriture simple.
H.T : Voilà... qui ne se mouche pas du coude.
R.T : Pour moi, c’est un peu le “popeux” de la littérature française du XIXe siècle. Il n’a pas forcement besoin de mots compliqués ou d’artifices. Là où il me touche le plus c’est dans ses nouvelles.
H.T : Il y a un côté simple et authentique qui, après coup, peut se révéler assez cohérent aussi pour nous, pour notre musique.
Dans la chanson "Exposition universelle" [dans l’album "Beauté pour tous", 2013], vous dites : "On entend partout chanter que l’époque est belle”. Est-ce que vous trouvez qu’aujourd’hui, en 2016, l’époque est belle ?
R.T : Si l’époque était moche, il faudrait qu’on arrête de vivre.
H.T [Rires] Je ne sais pas, on vit plus vieux, on a une bonne médecine. On peut comparer sur le plan matériel avec d’autres époques, même si c’est une époque de misère spirituelle et que c’est ça qu’on paye un peu collectivement. Après oui, je suis le premier à profiter du capitalisme. Mais si j’étais né dans un autre système plutôt vivable, j’aurais très bien pu m’en accommoder aussi. Belle époque? Je sais pas. Mais c’est celle où on vit donc autant la trouver belle.
R.T : On n’a pas vraiment le choix.
Vous qui aimez justement les jolis mots, la littérature, dans quoi puisez-vous cette beauté ?
R.T : Celle-là elle est pour toi. [Rires]
H.T : En ce moment je suis en train d'écrire des paroles donc je pioche vraiment partout. Je lis "Choses vues" de Victor Hugo, qui fourmille de petites pistes potentielles. Ce gars-là a quand même un chouïa le sens de la formule donc ça peut déclencher un cheminement. Après, je tire sur la pelote et la bobinette choit. Il y a des moments où il faut juste ouvrir les écoutilles et être un peu curieux de livres, de films, de BD, d’autres musiques. Le reste du temps je suis plutôt en veille parce que c’est quelque chose qui demande de l’énergie. Tu deviens un vampire! Après, l’époque peut être inspirante mais j’aimerais une fois dans ma vie écrire des paroles un peu légères, insouciantes. Pour le coup, pour faire ça en ce moment, il faut se couper du monde; plus d’internet, des écrans avec grande parcimonie, un petit peu de radio, pas de télé évidemment… c’est suivre une posologie stricte.
Vous parliez juste avant de "misère spirituelle" inhérente à l’époque que nous vivons.
R.T : Tu vois, ce qu’il se passe en ce moment, c’est un petit peu le fruit pourri de quinze, vingt, trente ans de conneries sans fin.
H.T : Tu parles de la participation de la Russie aux JO, c’est ça?
R.T : [Rires] Ouais c’est ça! Non mais nous quand on est né, on sortait des Trente glorieuses et il y avait cette queue de la comète vertueuse. On a grandi dans le capitalisme, dans la société de consommation à outrance, dans la béatification ou “bêtification” des gens.Tu vois, par exemple, le patron de TF1 qui disait “nous on offre à Coca Cola du temps de cerveau disponible”, ça peut paraître archi cynique mais c’est vrai! Je regarde encore la télé mais, parfois, je me dis que je débranche mon cerveau. Pendant une heure et demie je ne vais penser à rien, alors que je pourrais rigoler, pleurer. Et ça, ça se paye au bout d’un moment, ce truc ou tout est servi prémâché. Je ne sais pas s’il y a moins d’esprit critique mais en tout cas il n’est pas utilisé de la même façon. Forcément qu’il y a toujours de l’esprit critique et des gens qui ont des idées. Mais il y a une espèce de grand sentiment de désillusion. Moi, maintenant, j’ai l’impression que, en tant qu’Européen, ou Français, enfin dans le monde occidental, on fait partie d’un système (qu’on approuve ou pas, peu importe) contre lequel on ne peut pas aller. Le grand soir, c’est mort. Le mieux que je puisse faire en tant que citoyen, en tant que personne vivant sur la terre, c’est de m'accommoder de ça et de faire en sorte que mes angoisses ne pèsent pas trop sur mon entourage. Après, la révolution… L’ado que j’étais il y a quelques années me taperait dessus et me traiterait de vieux con mais bon… Peut-être plus que de misère spirituelle on peut parler de pragmatisme forcené. [Rires]
On a vu une sécurité très renforcée dans ce contexte de risque terroriste permanent, de l’état d’urgence. Des concerts ont été annulés parce que cibles potentielles. Vous qui êtes aux premières loges, comment vivez-vous cette situation? Les artistes, comme la musique, ont un rôle à jouer dans un moment comme celui-là?
R.T : A part continuer à faire de la musique pour adoucir la vie des gens, il n’y a pas de rôle plus politique à avoir. L’art est politique, de base.
H.T : On essaie de ne pas faire de la politique ou de caritatif. Ce mélange des genres, on l’a trop décrié en tant qu’individus. Les Enfoirés ça nous a bien fait rigoler, donc ce n’est pas maintenant qu’on va aller faire un truc, même si c’est sans les paillettes et sans TF1, qui relève du même principe. Il y a de vrais moyens pour aider les gens. Pousser la chansonnette et dire “je fais du bien à l’humanité” c’est un peu dur quoi ! Le problème c’est d’avoir de l’honnêteté intellectuelle. Quant aux festivals annulés, c’est Darwin. Il y a des festivals qui survivent, d’autres non. On s’adapte, c’est ce qui fait notre force.
R.T : Encore une fois, je ne crois pas trop aux vertus de l’engagement militant d’un artiste…
H.T : ... mais peut-être qu’on changera d’avis! Là en ce moment, je ne me vois pas trop aller taper sur Daech. Ils ont quand même un peu réussi leur coup. Donc, là-dessus, tu te fais pas trop remarquer. Et puis ça n’a jamais été notre credo de se donner une conscience.
R.T : Faut savoir pour quoi tu le fais. Si tu veux t’engager pour une cause tu n’as pas besoin de le faire publiquement.
H.T : Si on avait plus de temps, on pourrait commencer le concert avec "La Peste" ou "Un bon Français"... ça parle aussi de tout ça. Mais c’est vrai que le monde est devenu fatigant à supporter et qu’il faut beaucoup d’énergie pour rester à flot.
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