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Pourquoi l'Eurovision est une affaire bien plus sérieuse qu'il n'y paraît

Les soubresauts géopolitiques du continent se ressentent parfois à l'antenne. Voici six histoires qui montrent que l'Eurovision n'est pas seulement un concours souvent qualifié de "ringard".

Article rédigé par Mathieu Dehlinger
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Les chanteurs Guy Assif et Roy Arad, membres du groupe "Ping Pong", représentant d'Israël au concours Eurovision, s'embrassent et tiennent des drapeaux israéliens et syriens, à Stockholm (Suède), le 12 mai 2000. (JONAS EKSTROMER / SCANPIX SWEDEN / AFP)

C'est l'un des sports favoris en France – y compris à la rédaction de francetv info : se gausser de l'Eurovision, un concours souvent jugé "kitsch" ou "ringard", ou "stupide" dans l'Hexagone. Des paroles aux costumes, rien n'est épargné aux participants. Pourtant, si on prête l'oreille, le concours de chant est une affaire très sérieuse. Si sérieuse que les soubresauts géopolitiques du continent se ressentent parfois à l'antenne.

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A l'occasion de la finale de la 61e édition, francetv info vous raconte six histoires qui montrent que l'Eurovision est un rendez-vous beaucoup plus sérieux qu'il n'y parait.

1974 : le Portugal fait sa révolution avec l'Eurovision

Pour les téléspectateurs, ce n'était qu'une banale chanson, arrivée seulement 14e de l'Eurovision. Mais en réalité, elle a été le point de départ d'un boulevesement politique. En 1974, E Depois Do Adeus, le titre qui représente le Portugal au concours est choisie pour être l'un des signaux de départ de la révolution des œillets, racontent le Telegraph (en anglais) et Blitz (en portugais). Diffusée à la radio dans les semaines qui suivent, elle accompagne le mouvement qui mènera au renversement de la dictature de Salazar par un coup d'Etat militaire.

1993 : les Bosniaques risquent leur vie pour participer

Venir au concours est déjà une victoire pour Fazla, représentant de la Bosnie-Herzégovine en 1993. Alors que la guerre fait rage en Yougoslavie, le groupe doit traverser l'aéroport de Sarajevo sous les tirs pour pouvoir participer à la compétition, rapportent les articles de l'époque. "Nos vies étaient en danger permanent", explique le chanteur Muhamed Fazlagic, à Reuters.

Leur titre, Sva bol svijeta, a été enregistré dans une ville privée d'électricité, avec un générateur alimenté avec de l'essence achetée au marché noir, raconte l'Evening Standard. "Toute la souffrance est ce soir en Bosnie, chante Fazla dans ce morceau. Je reste pour défier la peur. Je n'ai pas peur de me tenir devant le mur. Je peux chanter, je peux gagner." Le clip, tourné dans les rues de Sarajevo, illustre cette dure réalité.

Une telle participation par temps de guerre peut sembler dérisoire, mais le groupe propose ainsi une performance "poignante" pour une institution qui cherche "à unir l'ensemble de l'Europe en chanson", analyse Reuters. "C'est une immense opportunité de pouvoir parler au monde de la situation dans notre pays, pour dire que nous avons désespérément besoin d'aide, en ce moment précis", assure Ismeta Krvavac, porte-parole du groupe, cité par l'Evening Standard. "L'Eurovision est une façon pour eux de prouver qu'ils existent toujours", abonde un responsable du concours, Frank Neff, dans le Sunday Times.

On a demandé à Fazla leur sentiment face à un candidat serbe. Laissez-les venir ici. Ils ne peuvent rien faire à personne avec une chanson. Mais avec leurs armes, ils font des choses terribles à notre pays.

Ismeta Krvavac, porte-parole du groupe

cité dans l'"Evening Standard"

2000 : les Israéliens veulent faire la paix avec la Syrie

Ping Pong réalise un exploit en 2000 : se faire désavouer par son propre pays, Israël, avant même le concours. Le thème de leur chanson, Sa'me'akh, est déjà controversé : le titre évoque une Israélienne qui rêve de son amant de Damas, en Syrie, ennemi juré de l'Etat hébreu. Pour ne rien arranger, en pleines répétitions, le groupe choisit de brandir des drapeaux israéliens et syriens.

"Ils participeront au concours, mais pas en notre nom ni au nom du peuple israélien, réagit le patron de l'audiovisuel israélien, cité par le Guardian. Ils ne représentent qu'eux-mêmes."

"Nous sommes venus à Stockholm pour apporter du plaisir, de la paix et d'amour", rétorque Guy Asif, le chanteur, cité par l'AFP. "Nous avons pensé que ce serait une bonne idée d'utiliser ces drapeaux, parce que nous voudrions la paix avec les pays arabes, abonde le directeur artistique du groupe, Eytan Fox. Nous représentons une nouvelle génération d'Israéliens qui veulent être normaux et en paix. Nous voulons nous amuser et ne pas aller faire la guerre." La polémique n'aide pas le groupe à décoller : Ping Pong finit 22e cette année-là.

2005 : le Liban abandonne pour ne pas diffuser la prestation d'Israël

En 2005, Aline Lahoud est prête à participer à l'Eurovision. C'est un événement : pour la première fois de son histoire, le Liban doit prendre part au concours. Mais tout s'effondre dans les semaines précédentes. "En raison de la législation libanaise, Télé Liban n'est pas autorisée à diffuser la performance du candidat israélien, et se trouve ainsi en violation des règles du concours Eurovision de la chanson", explique un communiqué de l'organisation, annonçant le retrait de la candidature libanaise.

Les règles prévoient effectivement qu'un pays participant doit diffuser dans son intégralité l'évènement. "Le Liban est en état de guerre avec Israël, justifie le directeur de la chaîne, interrogé par l'Associated Press. Si le candidat israélien gagnait, nous devrions diffuser les célébrations." Impossible dans ces conditions de participer.

"On ne peut désormais que se demander ce que serait devenu le processus de paix si le Liban avait donné un point à Israël", ironise le Guardian (en anglais). Personne ne le sait. Le Liban n'a toujours pas participé à l'Eurovision.

2009 : l'Arménie nargue l'Azerbaïdjan à distance

Un conflit vieux d'un quart de siècle s'invite sur les écrans de l'Eurovision en 2009. Comme chaque anéne, un petit clip introduit les prestations de chacun des candidats. Lors des demi-finales, la vidéo de l'Arménie inclut une image de "Nous sommes nos montagnes", une statue installée dans le Haut-Karabagh, raconte le magazine Time (en anglais). Problème : l'Azerbaïdjan voisin considère cet Etat autoproclamé comme faisant partie de son territoire.

Pour la finale, l'organisation retire l'image controversée. Mais hors de question pour l'Arménie de reculer. En plein duplex, au moment d'annoncer les résultats du vote de son pays, la présentatrice arménienne montre ostensiblement l'image de la statue. Un pied de nez pas franchement subtil à l'Azerbaïdjan.

Mais la querelle ne s'arrête pas là. En Azerbaïdjan, seules 43 personnes ont officiellement voté pour l'Arménie, selon Reuters. L'un de ces soutiens, Rovshan Nasirli, un jeune fan de l'Eurovision, raconte à Radio Free Europe (en anglais) avoir été convoqué par les autorités pour expliquer son choix. "Ils voulaient savoir pourquoi j'avais voté pour l'Arménie, assure-t-il. Ils ont dit que c'était une question de sécurité nationale. Ils ont essayé de mettre une pression psychologique sur moi, en me disant que je n'avais aucune fierté ethnique."

Cette année-là, l'Azerbaïdjan finit sur le podium, à la troisième place, avec Aysel et Arash. Devant son ennemi arménien, seulement dixième du concours avec un duo incarné par Inga et Anush.

2016 : l'Ukraine évoque la Crimée, annexée par Moscou

Le conflit entre Kiev et Moscou ne s'arrête pas aux portes de l'Eurovision. Leurs représentants font partie des favoris du concours cette année. La chanson de l'Ukraine, 1944, évoque la déportation par Staline des Tatars de Crimée, péninsule ukranienne annexée par la Russie en mars 2014. De quoi raviver les tensions : plusieurs responsables politiques, à Moscou et en Crimée, ont protesté contre le titre.

"Je voulais faire une chanson sur mon arrière-grande-mère Nazalkhan et les milliers de Tatars de Crimée qui n'ont jamais pu retourner en Crimée, sur l'année qui a changé leurs vies à tout jamais", explique la chanteuse à l'AFP. Du 18 au 20 mai 1944, la quasi-totalité des Tatars de Crimée, peuple musulman d'origine turque alors accusé par Staline d'avoir collaboré avec les nazis, ont été entassés dans des wagons de marchandises et déportés, la plupart en Asie centrale où la moitié d'entre eux sont morts en raison de conditions de vie très rudes.

La famille de Jamala a été "enfermée dans un wagon de marchandises, comme des bêtes, sans eau, sans nourriture et expédiée vers l'Asie centrale". "J'avais besoin" de cette chanson "pour me libérer" de cette douleur et rendre hommage à "ces milliers de Tatars de Crimée" dont il ne reste plus rien, "même pas de photos", confie la chanteuse, cantatrice de formation devenue une star du jazz en Ukraine.

Les Tatars de Crimée n'ont commencé à retourner dans la péninsule qu'après la chute de l'URSS en 1991. La plupart ont été horrifiés de la voir annexée par la Russie et restent majoritairement opposés à Moscou. Depuis l'annexion, des militants tatars ont été placés en détention ou ont vu leurs domiciles perquisitionnés, et des dirigeants de la communauté ont été interdits d'entrée sur ce territoire par Moscou. Des abus notamment dénoncés par l'ONU.

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