Rencontre avec Sandra Nkaké, artiste citoyenne, en concert samedi à Paris
2012, année tonitruante pour Sandra Nkaké ! En mars, elle sortait son deuxième album solo, "Nothing for granted", salué par la critique et le public. En juillet, à Marciac, elle était sacrée, incrédule, Révélation de l'année aux Victoires du Jazz (diffusion les 13 et 20 octobre sur France 3, 23h45). Depuis des mois, portée par l'énergie et la fraîcheur d'un disque qu'elle défend "bec et ongles", selon ses mots, elle enchaîne engagements, concerts et festivals, dans l'Hexagone et ailleurs. Ce 13 octobre, escale sur une scène parisienne de prestige, la Cigale, dans le cadre du Festival d'Île-de-France. L'artiste a enrichi sa set-list de nouvelles chansons écrites spécialement pour ce spectacle.
Petit mémo pour ceux -de plus en plus rares- qui ne la connaissent pas encore. Sandra Nkaké, 38 ans, voix grave et puissante, caractère affirmé, est une chanteuse autodidacte, Camerounaise par son père, Bretonne par sa mère, élevée entre Paris et Yaoundé, bercée de cinéma, de musique et de littérature. Elle a pensé un temps devenir journaliste avant de bifurquer vers le théâtre puis, enfin, la musique. Un premier album solo en 2008, "Mansaadi" (et une belle reprise de "La mauvaise réputation" de Brassens), des participations à divers projets comme le groupe "Push Up !". Puis enfin l'album "Nothing for granted" ("Rien n'est acquis"), une suite de petits récits dans lesquels la chanteuse-actrice, modulant sa voix, navigue entre les genres musicaux.
La rencontre
Nous avons retrouvé Sandra Nkaké le 2 octobre dans un café proche de la Maison de la Radio. Revenue la veille de La Réunion où elle avait donné un concert, elle a rapporté un bon rhume de ses onze heures d'avion. Mais elle n'en était pas moins très disponible et diserte, heureuse de l'accueil reçu par son travail, un travail d'équipe, n'aura-t-elle de cesse de rappeler.
- Culturebox : Vous enchaînez les concerts et vous avez reçu une Victoire de la musique, suite à l’accueil chaleureux de votre second album. Comment vivez-vous ce succès ?
- Sandra Nkaké : Le succès, je ne m’en rends pas vraiment compte. J’aime ce que je fais, alors je le défends bec et ongles. J’essaie d’être le plus sincère possible en espérant que cela touchera les gens. Le meilleur compliment que l’on puisse me faire, c’est : « Merci, tu m’as fait du bien. » Après, je pars du principe que la musique ne nous appartient pas. Il y a un savoir-faire, mais il y a aussi et surtout ce truc, dont on ne sait pas d’où il vient. Ce savoir-faire est au service de ce qu’on entend, ce qu’on ressent… Tant qu’on fait des choses qui nous ressemblent, qui sont sincères, on est juste et on peut toucher les gens. En tout cas, c’est mon but.
- Avez-vous été surprise de remporter le trophée de Révélation aux dernières Victoires du Jazz ?
- Oui, évidemment. Ce n’est pas quelque chose à quoi on s’attend. Vous verrez ma réaction lors de la diffusion de la cérémonie à la télévision ! Je ne m’y attendais vraiment pas. J’ai cru que c’était une blague ! D’un coup, j’ai pensé à mon grand-père. Après son décès, j’ai appris que son rêve était que je devienne chanteuse de jazz… Il ne me l’avait jamais dit. C’était drôle… Donc en apprenant que j’avais gagné, je crois que j’ai hurlé « Yes !!! », un cri sorti de je ne sais où. Cette Victoire, je ne la prends pas pour moi, mais pour toute l’équipe derrière moi, qui œuvre à fond, sans se demander quelle sera la plus-value dans les deux, trois mois… C’est avant tout un projet artistique qui est validé, de l’écriture au graphisme, aux photos, au clip que nous avons tourné... Nous sommes une toute petite équipe avec très peu de moyens.
Le clip de "Like a buffalo" (2012)
- Vous disiez dans de précédentes interviews que plus jeune, vous aviez eu du mal à assumer vos origines, votre couleur de peau. Est-ce que vous êtes enfin en paix ?
- En réalité, cela fait longtemps que je me sens à l’aise avec ça. Quand j’ai déclaré cela, c’était parce que pendant longtemps, on me renvoyait ma « non-place » quel que soit l’endroit où j’étais. En fait, mon chez moi, il est en moi. Je me sens très bien. On me demande souvent de justifier mon africanité, on me demande : « Où est l’Afrique dans ma musique ? » Souvent, les gens attendent des choses. Et en général, quand on attend quelque chose, on est déçu. Parce qu’on ne le trouve pas là où il se trouve. Moi, je suis tout à fait en paix avec Yaoundé, Paris, la Bretagne, je me sens bien partout, au Mexique, au Brésil, en Chine… Il n’y a que chez les cons que je ne me sente pas bien !
- Parlons des chansons qui font le succès de votre album, que vous présentez comme autant de « petites scènes de tous les jours qui font la poésie de la vie »…
- Oui, même si ce ne sont pas des chansons autobiographiques. Avec Jî Drû (compagnon de route de Sandra à la scène comme à la ville, il co-signe les chansons, ndlr), on essaie de prendre chaque petite histoire, vécue ou racontée, comme point de départ d’une espèce de fresque poético-cinématique. On construit des situations dans lesquelles vont émerger les personnages, donc des ambiances, un certain type de mélodies et de mots qui vont venir. On glisse des détails dont on a l’impression qu’ils pourraient être communs à ce que les gens peuvent traverser, à ces questionnements sur les choix qu’ils doivent faire. Et on essaie de prendre un peu de recul. Un recul poétique, mais aussi humoristique, notamment sur « Toc toc toc ».
- Il faut nous en dire plus sur cette chanson !
- C'est une chanson qui parle de l’après-choix. Souvent, quand on a fait des choix drastiques de changement de vie, on s’aperçoit qu’il y a des personnes ou des habitudes qui aimeraient nous ramener dans un ancien moule, les nouveaux anticorps se défendent ! La chanson parle de ces anciens fantômes qui viennent frapper à la porte, qui essaient de vous tirer sur l’ailleurs, tandis que vous résistez. J’aurais pu aborder ce sujet de manière un peu plus introspective, un peu plus sombre, mais j’avais envie d’un mélange entre Kusturica et Jarmusch, car même dans les moments les plus âpres, les plus difficiles de la vie, il y a toujours cette force vitale. On garde un peu d’humour et on a envie de se battre, même si c’est difficile.
"Nothing for granted" au Café de la Danse, à Paris (11 avril 2012)
- « Rien n'est acquis », comme vous le dites dans la chanson « Nothing for granted » qui donne son nom à l'album. Les paroles peuvent paraître assez tristes. Je me suis toujours demandé : qui est Amiyo, à qui vous vous adressez ?
- C’est le nom que j’ai voulu donner à l’esprit qui s’en va. C’est deux choses : à la fois la personne qu’on a perdue, et une situation, un sentiment ou une partie de soi, qu’on a lâchée. Parfois, on la laisse partir dans la douleur. Cela parle de ce moment où on s’aperçoit qu’on est triste parce qu’on n’a pas voulu accepter les choses. Cette chanson était pratiquement écrite pour le premier album. Mais elle n’était pas complète. Elle était trop centrée sur ma propre histoire, sur la perte de ma mère. J’avais besoin de prendre du recul. La musique, c’est un moyen de toucher les gens, de leur faire du bien, mais aussi de me faire du bien. Et la chanson n’était pas assez mure pour ça. Par la suite, on a trouvé une instrumentation qui me semblait juste, on a ajouté une dernière partie qui marque le moment important : il faut savoir lâcher prise. C’est valable dans toutes les étapes de la vie. Pour pouvoir marcher, il faut apprendre à tomber. Et tant qu’on ne veut pas tomber, on se fait mal ! Tant qu’on n’accepte pas que la mort fait partie de la vie, on a mal. Cela ne veut pas dire qu’on n’a pas le droit d’être triste.
- Vous avez perdu votre mère pendant l'enregistrement de votre premier album...
- Oui, c’était à la fin 2006. Depuis, évidemment, je pense à elle tout le temps, dans tous mes gestes, tous mes choix. Malgré moi, je lui ressemble beaucoup. Physiquement aussi. J’ai une fille qui est adolescente, je me revois à son âge et je suis morte de rire ! Dans la chanson « Always the same », j'évoque cette petite lumière qu’on a dans les yeux quand on est petit. Il faut essayer de ne pas la perdre. Il faut essayer de garder cette joie. Cette joie, ma mère l’avait. Elle avait cette espèce de folie qui faisait que même dans les moments les plus difficiles, elle était prête à monter sur les tables pour danser, faire en sorte que les gens se sentent bien. C’était quelqu’un d’ouvert. Le mieux que je puisse faire, c’est de faire des choix qui me soient personnels. Son exemple, je me dois de ne pas le suivre... Elle s’est enfoncée dans une voie un peu autodestructrice d’une certaine manière. Parfois, on est happé dans un cycle, on n’a pas de quoi résister. C’est pour ça que c’est si important de bien s’entourer. La force vient des personnes qui nous entourent. J’ai de supers partenaires autour de moi. Je me sens dépositaire et de leur énergie, de la confiance qu’ils mettent dans le projet. On ne va pas loin tout seul, ce n’est pas possible.
"Mankind", sur France Ô - Le Labô (avril 2012)
- Vos chansons sont décidément chargées de messages... C'est aussi le cas pour « Mankind », l'un de vos morceaux de bravoure...
- « Mankind » est super épique, j’avais en tête « Brazil » et « L’armée des douze singes » ! Des histoires assez tristes, mais tellement hallucinantes, dans un univers situé entre la BD, le conte... Or, c’est finalement la réalité qui est une espèce de rêve éveillé. J’avais envie de mettre cette saveur, à la fois dans la rage, tout en gardant un second, voire un troisième degré. Il ne s’agit pas de donner des leçons de morale. C’est aussi une manière de s’auto-galvaniser, de dire : « Bon voilà, je suis citoyenne, qu’est-ce que je peux faire pour que l’on vive mieux ? » Mais au quotidien. Cela passe par différentes choses : faire attention au tri des ordures, être poli, dire « merci, s’il vous plaît, au revoir… », tenir ses engagements. Des petites choses qui sont importantes au quotidien. Si on élargit cela au prisme d’un immeuble, d’un quartier, d’une ville, d’un pays, ça a du poids, ce n’est pas rien. Souvent, les gens disent : « Voter ne sert à rien. » Non, ça ne sert pas à rien ! Je crois à ce pouvoir que l’on a encore, un petit peu, dans les pays occidentaux. D’autant plus que je suis une femme. On n’est pas très nombreuses, les femmes artistes, indépendantes, entrepreneuses, avec des enfants. J’ai l’impression d’avoir beaucoup de chance, bien sûr. Mais que du coup, il faut que je me batte ! En regardant la bande-annonce des Victoires du Jazz (voir au bas de l'article), j’ai réalisé qu’on était très peu de filles ! J’espère que ça donnera la niaque à d’autres filles. J’ai le sentiment qu’il est important de défendre en particulier les femmes. Cela ne fait pas longtemps qu’on vote ! Cela ne fait pas longtemps qu’on a un semblant d’équité, mais ce n’est pas encore ça !
Extraits live de la tournée "Nothing for granted"
- Qu’est-ce qui vous révolte ces temps-ci ?
- Le manque de révolte de mes concitoyens. On est dans une espèce de mollesse humaine assez dingue. Je ne comprends pas qu’on ne soit pas déjà tous dans la rue en train de gueuler. Cela fait des décennies qu’on dit que les pauvres sont de plus en plus pauvres, et c’est vrai. On a l’air de courber l’échine tranquillement. Qu’il y ait de plus en plus d’illettrés en France, ça me révolte. Qu’il y ait de plus en plus de parents isolés, et souvent des femmes, en situation précaire, ça me révolte, parce qu’on vit dans la cinquième puissance mondiale. Cette manière de tout centraliser sur certaines villes, certains pôles, forçant les gens à mettre une heure et demie pour trouver une Poste, un Etat-civil ou une école, ça me rend dingue. Il y a plein de choses, la liste est longue !
- Dans ce monde tourmenté, où l'on vous découvre très citoyenne, vous aimez également revendiquer un rôle de troubadour…
- Oui, parce que c’est ma place dans la société ! Oui, parce que j’adore Astérix ! Je trouve que c’est bien représentatif d’une mini-société, avec chacun sa place, et puis des croisements, évidemment. J’adore le barde, cette façon qu’il a de chanter faux, de casser les oreilles à tout le monde, mais il est utile ! Chanter faux, ça ne veut pas forcément dire « ne pas être dans la gamme », ça veut dire qu’on ne le dit pas au bon moment, pas au moment où la société voudrait qu’on le dise… C’est vraiment la personne qui n’est pas dans le cadre, mais qui aide d’autres personnes qui, elles non plus ne sont pas tout à fait dans le cadre, à mieux se sentir. Il faudrait être valide, jeune, beau, riche, mince… Pour moi, la place du troubadour, c’est ça. En fait, on est tous un peu tordus, et c’est bien !
(propos recueillis par A.Y.)
Teaser du concert du 13 octobre 2012 à Paris
Sandra Nkaké : voix
Jî Drû : flûte, voix
Thibaut Brandalise : batterie
Armel Dupas : claviers
Kenny Ruby : basse
Matthieu Ouaki : guitare
Sandra Nkaké + Oy (Joy Frempong) + invités
Avec Hugh Coltman, Jules-Edouard Moustic, Daniel Yvinec, Mike Ladd
Paris, Festival d'Île-de-France
Samedi 13 octobre 2012, 20H
120, bd de Rochechouart
75018 Paris
Tél : 01 49 25 89 99 (pas de résa par téléphone)
Réserver en ligne : passer par ici ... ou ici
Toutes les dates de concerts de Sandra Nkake sont ici
Teaser des Victoires du Jazz 2012 (première partie samedi 13 octobre 23h45 sur France 3, suite une semaine plus tard)
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