Cet article date de plus de huit ans.

"Pictures of America" : Natalie Dessay fait chanter les tableaux de Hopper

Depuis qu’elle a quitté l’opéra il y a trois ans, Natalie Dessay est à la croisée des chemins artistiques. Avec "Pictures of America" qui paraît vendredi chez Sony, l’univers des tableaux de Hopper dialogue avec des standards du jazz et de la comédie musicale, brillamment orchestrés par le Paris Mozart Orchestra de Claire Gibault. Un disque intime, nostalgique, élégant.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Détail de la photo de la pochette de "Pictures of America" (Sony Classical).
 (Bernard Martinez - Sony Classical)

L’un des grands penseurs français, Edgar Morin, sociologue écouté de par le monde, mais quelque peu oublié dans son propre pays, considère qu’une "tête bien faite" devrait appréhender les choses de la vie dans leur complexité. La recette : relier entre elles les différentes disciplines, plutôt que de favoriser l’ultra-spécialisation. C’est tout le contraire qui se vérifie le plus souvent. Et notamment dans le domaine de la culture. Quelques ponts officiels existent bien entre les arts, mais rares sont les artistes qui s’éloignent de leur sillon. Quand on est peintre, on est peintre, quand on chante du classique, on chante du classique.

A la croisée des genres

Natalie Dessay est, au contraire, de ceux qui poussent les murs. Il y a trois ans, cette grande dame de l'opéra faisait ses adieux au lyrique pour mieux explorer le théâtre, s’amuser avec la comédie musicale ou le jazz, faire de la récitation ou du doublage pour le cinéma. Regarder ailleurs pour enrichir son propre cœur de métier. Son dernier disque, "Pictures of America" qui sort ce 2 décembre chez Sony, est une étape de plus dans cette direction : la chanteuse poursuit son œcuménisme musical (un ensemble classique, des airs de comédie musicale, des arrangements jazz...) en l’inscrivant à la croisée des genres, entre musique, peinture, théâtre et littérature.
"Nighthawks" d'Edward Hopper a inspiré l'un des textes de Claude Esteban.
 (EFE/Newscom/MaxPPP)

Le défi lancé par Natalie Dessay avec son amie la chef d'orchestre Claire Gibault, a été de traduire en musique la poésie d'Edward Hopper, peintre de la solitude, de la nature immobile, des chambres baignées de lumière. Claire Gibault la première l'a relevé en faisant appel à la compositrice contemporaine Graciane Finzi qui a créé pour l'occasion une musique de cordes mystérieuse, profonde, parfois inquiétante et comme marquée par l’univers de Bernard Herrmann, le compositeur fétiche d’Hitchcock. A la demande de Claire Gibault, Natalie Dessay s'est prêtée à l’exercice dans ce premier travail en posant sa voix de récitante - donc exclusivement parlée - sur de très beaux textes du poète Claude Esteban, sortes de scénarios s'inspirant des thèmes de Hopper. Ce travail a été enregistré, le disque est offert en bonus dans la version de luxe de l'album.

L’Amérique de Hopper et de Frank Sinatra

Le projet de Natalie Dessay est allé, lui, du côté de l'Amérique des années 1950. "Le fait de coupler la musique à des images n’est pas nouveau pour moi, ça m’inspire", explique Natalie Dessay rencontrée pour l’occasion. "Sur mes cahiers de récital, il y a par exemple des photos de Bourdelle pour les mélodies françaises, ou du Modigliani pour le disque Michel Legrand. J’ai toujours fait ça. Pour la première fois, je le fais pour un disque".

Les chansons américaines ? C’est un désir de longue date de Natalie Dessay d'interpréter ce qu'on appelle le "great american songbook", le grand répertoire américain. Signées Duke Ellington, Leonard Bernstein ou Herb Ellis, les balades choisies sont pour la plupart soit des standards de jazz, soit des classiques de la comédie musicale. "Ça fait vingt ans que je n’écoute quasiment que du jazz à la maison grâce à mon mari (le baryton Laurent Naouri, NDR) qui m’a initiée. Et puis j’aime énormément la comédie musicale, d’abord pour la richesse des mélodies et des harmonies, ensuite pour les textes ! Ceux de Sondheim, ceux des Bergman, c’est de la vraie poésie, ce n’est pas de la petite chanson vite bâclée ! Des textes très recherchés, qui célèbrent la langue anglaise (ou américaine), en faisant sonner brillamment les mots sur la musique. C’est un mariage de la poésie et de la musique comparable à celui du lied allemand ou de la mélodie française".

Autre caractéristique de cet ensemble de titres, la présence en filigrane de Frank Sinatra, historique interprète de standards célèbres comme "I’m a fool to want you" ou "On a clear day". "Sinatra est immanquablement associé à cette musique", confirme Natalie Dessay. "Il était The voice, mais bien plus que cela d’ailleurs, c'était un musicien, un acteur, un merveilleux diseur…". Natalie Dessay poursuit avec enthousiasme : "Il était cette Amérique que je chante, un soutien indéfectible de Kennedy, un homme qui s’est battu contre le racisme, notamment en imposant Sammy Davis Junior et tous ses amis black à ses côtés, etc.".

La solitude, la nostalgie

Mais laissons l’activisme de Sinatra qui nous éloigne de "Pictures of America". Les onze titres du disque dessinent plutôt une atmosphère de mélancolie et d’attente, construite autant par Hopper que par les chansons : au très célèbre tableau "Morning sun" - une femme seule assise sur son lit regardant par la fenêtre - correspond par exemple "Something’s coming" de Sondheim et Bernstein, longue attente beckettienne qui laisse si peu d’illusion…
"Morning Sun" d'Edward Hopper est associé à la chanson "Something's coming" de Sondheim et Bernstein.
 (EFE/Newscom/MaxPPP)

Autre tableau : "Automat", dans lequel le regard de la jeune femme assise seule dans un bar, est cette fois perdu dans sa tasse de café. Natalie Dessay y a associé deux magnifiques chansons à la suite (nos préférées), "I keep going back to Joe’s" et "In my solitude". Même solitude extrême, chantée cette fois avec "Detour ahead" de Herb Ellis, John Frigo et Lou Carter, sur "Portrait of Orleans", et son carrefour sans âme qui vive…  "C’est toujours un peu triste et très nostalgique", confirme Natalie Dessay. "D’ailleurs on a très peu de chansons up-tempo, des chansons rapides ou gaies, parce que les tableaux en sont loin. Même "There’s no business like show business", je n’ai pas voulu le traiter pétaradant comme on le fait d’habitude ! Parce qu’il va avec le tableau d’une fille nue sur scène faisant du burlesque avec sa cape bleue, qui peut paraître joyeuse mais aussi si triste…"

La tenue musicale de ces onze ballades est remarquable. L’excellent Paris Mozart Orchestra dirigé par Claire Gibault y est pour beaucoup. L’arrangement, signé Baptiste Trotignon, Patrice Caratini, Pierre Boussaguet, Cyril Lehn et Julie Bernstein, également : "J’avais envie de confronter cet orchestre classique à des arrangements qui ne l’étaient pas. J’ai laissé une entière liberté aux arrangeurs, y compris pour transformer les chansons", ajoute la chanteuse. L’ensemble est d’une étonnante unicité. Sans doute grâce à la voix de Natalie Dessay, concoctée pour ce disque. "Je suis en train d’apprendre à chanter autrement. A porter la voix de poitrine plus haut et à mixer différemment. Et si je ne me sers évidemment pas de la voix de tête comme à l’opéra, j’essaie de ne pas m’en couper totalement, c’est ma signature, il suffit de la mixer davantage. Pour ce disque, j’ai vraiment baissé de tessiture, je suis allée chercher quelque chose de beaucoup plus intime". Une voix qui évoque par moments l’univers de la chanteuse de jazz Helen Merrill. Susurrée, veloutée.


Natalie Dessay est en tournée avec « Pictures of America »
Au Palais des Congrès du Mans, le 15 décembre 2016
Au Théatre du Châtelet à Paris, le 19 décembre 2016
A la Gare du Midi de Biarritz, le 5 février 2017

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.