Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle : un couple et deux pianos pour faire danser Liszt et Saint-Saëns
Pianistes chevronnés, à la carrière solo reconnue, Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle forment également depuis cinq ans environ, un duo musical extrêmement dynamique dans le répertoire pour deux pianos. Après un disque Tchaïkovski et un disque Prokofiev, leur troisième album commun est consacré à Liszt, dans un dialogue avec Saint-Saëns.
Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle forment aussi un couple à la ville. Nous les avons rencontrés chez eux, en banlieue parisienne, quelques jours après leur concert Salle Cortot où les œuvres du disque ont été interprétées. Leur complicité, l’entente à laquelle ils parviennent au piano, mais aussi leur vision des œuvres et de la transcription sont au cœur d’une conversation spontanée et très riche…
Sur scène, un duo de pianos est une rencontre musicale, mais aussi une présence physique particulière. Qu’est-ce qu’elle évoque pour vous ?
Ludmila Berlinskaïa : Elle m’évoque ces animaux mythologiques bicéphales, dotés donc d’un seul corps mais de deux têtes, le chien Orthos est comme ça. Quand on joue ensemble avec Arthur, j’ai l’impression que c’est le même instrument – je ressens ça dans le corps - mais avec deux claviers.
Arthur Ancelle : Il y a une forme de fusion qui s’opère très nettement. Je ne sais pas si c’est par déformation professionnelle ou personnelle (car nous sommes mariés), mais j’ai parfois l’impression que Ludmila c’est moi, je ne fais plus de différenciation. A tel point qu’il nous arrive de ne plus savoir qui joue quoi. On forme un tout sonore, je ne sais même plus ce que jouent mes doigts. Le son que crée Ludmila, c’est mon son.
Comment se fait la communication entre vous ? Les pianos étant positionnés tête bèche, vous êtes face à face, mais vous ne vous regardez pas beaucoup…
LB : C’est plutôt avec les autres sens qu’on communique.
AA : Les regards agissent quand il faut vraiment plaquer un accord ensemble au milieu de silences, quand donc une synchronisation de chef s’impose. Mais le simple fait de lever les yeux, très brièvement, suffit à nous remettre ensemble.
LB : C’est une chimie qui opère : quand on rentre musicalement chez une autre personne, on respire et on pense exactement de la même manière chaque fraction de seconde – la notion de temps est importante – si l’interlocuteur accepte ce contact-là. C’est magnétique, mais ça ne marche pas à tous les coups. On nous demande souvent si on travaille des heures pour "être" ensemble. En réalité, on ne sait jamais comment on va faire le lendemain (rires)….
AA : Pour réussir à être ensemble, mieux vaut aller ensemble au musée ou regarder le même film, que passer quatre heures au piano pour travailler certains passages…
Dans le livret du disque, vous évoquez le besoin de ne pas avoir une seule vision de l’œuvre à interpréter à deux pianos, mais deux visions distinctes qui se nourrissent mutuellement…
AA : C’est vrai ! On doit cultiver notre individualité, notre perception du monde. Et c’est le cas, mais on se nourrit l’un de l’autre.
LB : A deux pianos, c’est évident, ça donne une possibilité beaucoup plus polyphonique. Parce que justement, cette écoute, synthèse ensemble.
AA : Par rapport à ce que je vis comme pianiste soliste, où je cherche à nourrir mon propre univers (il y a donc une sorte de concentration sur moi-même, sur mon essence) lorsqu’on est à deux pianos, physiquement, intuitivement, il y a un autre engagement, qui est celui de la fusion musicale dont je parlais, de dépassement qui est grisant. C’est tellement rare, c’est comme l’amour !
Parlons de votre dernier disque imaginé autour de la "Sonate en si mineur" de Liszt, transcrite pour deux pianos par Camille Saint-Saëns. Est-ce l’œuvre elle-même qui vous a poussés vers ce projet ou le jeu de correspondances entre les deux musiciens ?
LB : Ce projet est une idée d’Arthur. Je n’y étais pas favorable au début : je n’ai jamais joué cette sonate comme pianiste solo parce que je ne l’ai pas aimée. Comme il a insisté, on a essayé et j’ai accepté et essentiellement parce que c’est Saint-Saëns.
L’empreinte de Saint-Saëns est donc considérable…
AA : A partir du moment où il y a transcription, il y a intervention : d’une autre sensibilité, d’un autre cerveau. Mais la façon dont Saint-Saëns a fait cette transcription paraît l’évidence, et ça c’est extraordinaire et c’est perceptible dès la première note.
Parlons des transcriptions, nombreuses dans votre répertoire et vous-mêmes, Arthur Ancelle, en composez, notamment pour ce disque Liszt/Saint-Saëns
AA : Il ne faut pas oublier ce phénomène propre à notre époque qu’est la sacralisation des œuvres. C’était beaucoup moins important il y a cent cinquante ans, il y avait plus de liberté !
LB : Et c’est vrai aussi pour l’improvisation. A l’époque tout le monde pouvait improviser, aujourd’hui, il faut prendre des années de cours pour apprendre à le faire.
Peut-être le plaisir (un peu égoïste) de la transcription est-il de comparable à celui de l’improvisation…
AA : Bien sûr qu’il y a toujours un plaisir égoïste ! On ne transcrit jamais juste comme ça pour la beauté de l’art ! Saint-Saëns a clairement fait cette transcription pour lui-même. On s’est posé la question de l’inégalité de la partition entre les deux pianos (il y a une piano dont la partie est plus virtuose et difficile que l’autre, NDLR) pour savoir s’il voulait alléger la partie de son ami pianiste Louis Diémer ou si c’était seulement pour se faire plaisir. Parce qu’il y a bien un plaisir physique, narcissique à jouer ces traits, tous ces embellissements, qu’il s’est réservés en quelque sorte.
Dans le livret du disque, en décrivant la transcription de Saint-Saëns par rapport à l’œuvre initiale de Liszt vous dites, Ludmila Berlinskaïa : "Je sens comme une foule neuve de personnages surgir et s’y exprimer tout à coup". Le passage de un à deux pianos est loin d’être une simple adaptation instrumentale, c’est un vrai changement d’échelle, on parle de polyphonie…
LB : Oui, c’est une multiplication polyphonique !
AA : Moi je dis : c’est une ouverture de portes. Tout en étant toujours dans une même pièce, on ouvre d’un coup des portes qui nous révèlent des paysages nouveaux et nous invitent à nous y engager. Et quand on s’y engage, l’œuvre quitte son nid et devient une œuvre propre.
Le disque : "Franz Liszt : 2 sonatas for 2 pianos" (Melodia)
Le disque est consacré à Franz Liszt, mais Camille Saint-Saëns n’est pas loin : le duo a choisi en effet comme pièce principale la très belle et imposante "Sonate en si mineur" de Liszt, transcrite pour deux pianos (donc écrite à l’origine pour un piano et recomposée pour être jouée à deux pianos) par Camille Saint-Saëns. Elle est coiffée de deux versions de la "Danse macabre" du compositeur français : l’originale pour deux pianos (de Saint-Saëns lui-même donc) et celle revisitée par un certain Franz Liszt, mais aussi retouchée par Vladimir Horowitz et... Arthur Ancelle. De Liszt aussi, enfin, "Après une lecture de Dante", transcrite pour deux pianos cette fois uniquement par Arthur Ancelle. Joli dialogue !
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