Laurent Bayle, président de la Philharmonie : "Le classique accessible à tous"
La nouveauté de la Philharmonie dépasse largement la seule arrivée d'une salle, si exceptionnelle soit-elle, à Paris. Certes la capitale française n'avait pas de salle symphonique digne de ce nom malgré les progrès apportés par la salle Pleyel et il est indéniable que son ambition musicale peut désormais se situer à un niveau d'excellence. Mais il y a plus que cela : la Philharmonie est un véritable projet d'ensemble, incluant l'ancienne Cité de la musique et offrant un espace de culture, de pédagogie, de "divertissement" et de loisir, bref un espace de vie, autour de la musique et à l'attention du plus grand nombre. Une sorte de pôle culturel situé dans l'Est parisien, un pari à l'heure où la musique classique paraît n'être réservée qu'à une part extrêmement réduite de la société française.
Quel est l'enjeu de la Philharmonie ? Est-ce un enjeu sociétal et social - donc de conception de l'espace public - ou est-ce plutôt un enjeu artistique, musical ?
C'est clairement un enjeu artistique, musical, mais qui exige la prise en compte du contexte sociétal aujourd'hui. Nous sommes issus d'un modèle hérité du XIXe siècle, dans lequel les concerts ont lieu dans des salles du centre-ville ou des quartiers dits favorisés, des lieux qui ne sont pas des lieux de vie, mais des lieux de spécialistes qui favorisent le mélomane, le spécialiste, mais qui n'offrent pas d'opportunité de découverte à des nouveaux publics. Or ces derniers auraient besoin que le concert soit mis en dialogue avec d'autres modes d'appropriation de la musique et c'est ça l'enjeu.
Donc une nouvelle conception de l'offre musicale…
Disons-le autrement : nous sommes sur une ligne artistique très forte, avec toutes les dimensions liées au dispositif symphonique et à l'Orchestre de Paris, qui est l'un des deux orchestres en résidence à la Philharmonie et en résonnance avec de nombreux orchestres internationaux de prestige. Mais ce projet n'a de sens que si on l'inscrit dans une dynamique plus large : d'abord celle d'un rééquilibrage parisien, dans le cadre du Grand Paris, à l'Est parisien, en bordure du périphérique, donc dans un quartier de mixité sociale. Ensuite dans une dynamique où la salle de concert entre en résonnance avec d'autres espaces : espaces d'éducation collective - atelier de pratique instrumentale collective pour enfants et adultes ; espaces ludiques tels que les expositions ou la possibilité d'assister à des répétitions ; espaces de restauration et de circulation : bars, brasseries, insertion dans un parc où les gens viennent pour se promener, bâtiment que l'on pourra également parcourir sur le toit…
Revenons à la diffusion de la musique classique…
Mais tout est lié. Le problème des publics de musique classique est d'une part leur homogénéité en termes d'accès à la culture et de privilèges économiques et d'autre part leur vieillissement accéléré comparé aux autres formes artistiques, théâtre, musées, car il n'y a pas de renouvellement (ou si faible), dans la génération 25-40 ans. Il faut s'attaquer à ce problème. Le Centre Pompidou, dans les années 1970, a montré la voie en sortant de la vision du musée, simple lieu de la collection pour aller vers un lieu pluridisciplinaire (expos, littérature, cinéma…), et en relation avec des espaces de restauration et de boutiques. Cette dimension a permis de casser les codes du public homogène. De même elle permettra, à la Philharmonie, d'attirer des publics familiaux qui peuvent venir par exemple en week-end, laissant les enfants dans les ateliers pendant que les parents vont au concert ou au contraire partageant avec les petits les ateliers intergénérationnels. Le rapport au concert doit changer : il ne s'agit plus de dire : "je vais au concert ce soir à 20 h", mais "je viens dans un espace de partage, passer une journée entière si la famille ou le groupe d'amis se demande ce que l'on va faire ce week-end"…
Quels exemples internationaux vous inspirent ? En Europe, l'Auditorium de Rome dont le succès ne se dément pas, rappelle cette dynamique pluriculturelle…
Oui, il y a Rome et, dans une dimension un peu différente, le Southbank Centre de Londres : les salles de concert y côtoient des espaces d'exposition et des salles de cinéma. On peut citer aussi des centres émergeant en extrême Asie. Partout le constat est que dans les grands centres urbains, si un geste architectural est inscrit pour répondre à un besoin, ici symphonique, l'ambition ne peut être confinée simplement à ce besoin spécialisé. Il faut trouver quelque chose qui résonne de manière plus large de manière à assoir sa légitimité dans le cadre urbain.
Plus largement, est-ce à dire que ce besoin spécialisé – un concert classique avec une petite formation par exemple – est appelé à ne plus exister seul, sans cet accompagnement d'activités parallèles ?
La spécialisation est à double tranchant. Elle est une force à un moment donné : il n'y aurait jamais eu l'effervescence autour des courants baroques sans le phénomène de spécialisation dans l'apprentissage sur instruments d'époque. On peut dire la même chose sur la création des ensembles de musique contemporaine. Mais ce qui est une force peut devenir un problème si cette spécialisation devient un cloisonnement. Il en va de même avec les musiques dites populaires : pop, rock, techno, électro, jazz, musiques du monde, où la sur-segmentation peut conduire à générer autant de lieux d'écoute que de spécificités musicales. Donc si on veut que l'ensemble de ces activités puisse vivre avec son territoire propre, il est indispensable qu'il y ait des lieux capables de générer un projet beaucoup plus global et général.
Ce qui explique qu'à la Philharmonie, la musique classique côtoie d'autres musiques, pop, jazz ou musiques du monde…
Les formations trouvent un rayonnement plus fort quand elles côtoient d'autres environnements : rock, jazz, ou musiques du monde. De même que ça donne du relief de retrouver côte à côte, dans des expositions voisines, l'univers de David Bowie et celui de Pierre Boulez…
La Philharmonie est un investissement conséquent. Et si ça ne marchait pas ? Sur quoi se fonde ce pari de la réussite de la Philharmonie ?
Il se fonde sur l'idée que si nous ne faisons rien, dans 10 ou 20 ans, la musique classique n'a plus de place ou n'a qu'une place extrêmement marginale dans l'espace public. Ce dernier étant vu comme un lieu de cohésion qui permette à des publics de toute appartenance sociale de se rendre et de partager ensemble un rituel culturel. Ça ne pourra plus exister au regard des évolutions sociologiques que je rappelais. L'offre classique ne pourra subsister qu'à travers des financements privés et se reproduire donc dans des cercles marginaux. Et les premiers à être touchés seront la création contemporaine et l'expérimentation baroque. Le reste viendra après. Nous sommes donc obligés de mener une action volontariste et de prendre un risque. Mais avec les meilleures garanties. Sur quoi reposent-elles ? Les modèles internationaux que nous avons expertisés sont importants : nous avons évoqué les exemples de Rome ou de Londres, mais il y en a aussi aux Etats-Unis et surtout en Allemagne qui montrent par exemple que dès lors qu'on s'intéresse un peu à l'éducation musicale dans la prime enfance, on redresse assez vite la situation. Ensuite on a pris des exemples exogènes à la musique : dans les arts plastiques, le cinéma, le théâtre, la danse, le renouvellement des publics fonctionne mieux. On a essayé de comprendre ce qui se passe dans ces espaces là. En mettant côte à côte nos réflexions sur ces initiatives, on est à même de proposer un modèle qui, tout en ayant sa part de risque, offre déjà un certain nombre de garanties.
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