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"La Belle Excentrique" : le double jeu de Patricia Petibon

Naturelle et séductrice à la fois. Rebelle. Indépendante surtout, la soprano colorature Patricia Petibon sautille entre répertoire mozartien, contemporain, baroque et... chanson française, avec pur plaisir et exigence bénédictine. Dernière aventure : le disque "La Belle Excentrique", où Satie côtoie Ferré et le lyrisme XIXe, la gouaille parigote. Rencontre.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
  (Bernard Martinez)

Patricia Petibon nous reçoit chez elle, dans son appartement de l'Est parisien, sans manières, comme on accueille un ami de passage avec qui s'installe d'emblée, autour de la table, une conversation à bâtons rompus. Avant même qu'on évoque son dernier disque, de jolis fantômes de l'opéra s'invitent à notre bavardage. Régine Crespin, d'abord, née le même jour qu'elle et aussi originaire du même coin que sa famille maternelle en Toscane, précise-t-elle, comme pour se persuader du bon présage. Eternelle Régine Crespin : la soprano française la plus étincelante de l'après-guerre sut s'inventer un parcours en toute indépendance, ce qui ne peut que séduire Patricia Petibon. Autre univers, autre référence : Maria Callas. On devine l'admiration. Pour sa voix, faite, dit-elle, "de crevasses, un affrontement à la vie à la mort", et pour sa capacité à sans cesse "prendre des risques" sur scène, "c'était l'expression pure", ajoute-t-elle.

  (Bernard Martinez)
Présence

Patricia Petibon parle et se livre facilement. Toujours souriante et sans apprêts. Loin de l'image un peu léchée que certaines photos renvoient, qui font référence à la cantatrice qui, c'est vrai, aime la scène et son jeu. "La présence scénique", explique-t-elle, "est au cœur de ma préoccupation : la musique doit avoir une écorce, un corps et pour le propulser aux autres il faut avoir le courage de s'abandonner à cette expression. Si l'on veut que la voix ne soit pas juste un artifice, mais le reflet d'une intimité profonde, cela demande un travail de spéléologue, car il y a beaucoup de cryptes dans le corps…". Le titre du disque qui sort bientôt chez Deutsche Grammophon, "La Belle Excentrique" tient d'Erik Satie, c'est une "fantaisie sérieuse" qu'il a composée en 1920 pour une célèbre danseuse de l'époque, Caryathis. Qu'il aille également à ravir à Patricia Petibon est vrai, mais bien plus pour son anticonformisme que pour une extravagance qu'on peut facilement lui attribuer.

Comique et tragique de "La Belle Excentrique"

Revenons au disque. "La Belle Excentrique", est une jolie pépite qui possède deux veines distinctes, comme les deux faces dans les anciens vinyles : la face A serait pétillante, drôle et un brin acidulée. Selon les titres, Patricia Petibon y troque même son timbre lyrique pour une voix de poitrine étonnante et réussie ! On y parle du Paris 1900, le cancan n'est pas loin, les filles de joie et "les gars qui vont à la fête". Belle occasion d'y croiser : deux chansons de Ferré, "Jolie môme" et la plus rare "On s'aimera" ; un bestiaire signé Manuel Rosenthal (un élève de Ravel) avec "L'éléphant du Jardin des Plantes" et "Fido, Fido", ou Francis Poulenc avec le très comique "Ba, be, bi, bo, bu" ; et enfin, cerise sur le gâteau, "Allons-y chochotte" d'Erik Satie, interprétée avec une "gouaille de poissonnière" par Patricia Petibon avec l'aide de son complice Olivier Py.
Sur ce qui pourrait être la face B, la voix de la soprano se fait mélancolique : en duo avec le violoncelle de Christian-Pierre La Marca dans "Je te veux", d'Erik Satie, valse lente et triste de la jeune femme désireuse d'amour ; ou seule (sobrement accompagnée au piano par Susan Manoff) dans la peau de cette autre, qui espère le retour de l'être aimé dans "Aux officiers de la garde blanche". Le disque se termine par "Les berceaux", de Gabriel Fauré, évocation du triste sort des marins : "Les Berceaux, c'est l'abandon, c'est la mort. Comme je suis aussi bretonne, j'ai aussi en moi la culture de la mer et des légendes". Le comique et le tragique, l'attirance pour les dadaïstes et leur univers un peu abstrait font de "La Belle Excentrique", un disque qui ressemble à son auteure.
 
"Je n'ai jamais voulu être chanteuse"

Patricia Petibon s'est constituée, en quelques années à peine, une identité vocale et artistique unique. Comment s'est-elle découverte chanteuse, soprano colorature  (voix haute et légère), elle ne le dit pas : " La voix m'est naturelle", assure-t-elle, "elle a toujours été là. Comme je n'ai jamais voulu être chanteuse, je n'ai pas eu à me forcer. En revanche, j'ai toujours beaucoup travaillé. Le travail fait partie d'une humilité, une patience que j'ai apprise d'abord, avec le piano, à 5 ans, puis avec la voix. J'ai compris qu'il faut respecter sa voix, sa personnalité, son intimité". Diplômée en musicologie, puis en chant (avec Rachel Yakar), elle est repérée à sa sortie du Conservatoire en 1995 par William Christie qui l'invite à rejoindre certaines productions des Arts Florissants (dès 1996, pour "Hippolyte et Aricie" de Rameau, à l'Opéra Garnier, et jusqu'aux "Indes galantes" de Rameau à Bastille), puis par Sir John Eliot Gardiner (dans "Orphée et Eurydice" de Gluck) et Marc Minkowski (dans "Ariodante" de Haendel) : excusez du peu ! L'expérience des ensembles baroques se révèle fondatrice. "J'ai ressenti qu'à travers ce répertoire je pouvais donner cours à mon inventivité", explique Patricia Petibon. " Parce que c'est une musique où on doit réécrire des ornementations. C'est une très bonne école d'improvisation, proche du jazz, d'une certaine façon, où le rythme a une grande importance. Le baroque m'a également appris à appréhender une partition. A ne pas voir simplement ce qui est écrit, mais d'avoir un imaginaire dans l'interprétation".
Très vite la soprano est apparue dans des opéras très divers, de Mozart (dans "Lucia Silla" dirigé par Nikolaus Harnoncourt ou "Don Giovanni", dirigé par Philippe Jordan) à Offenbach, de Donizetti à Poulenc. Reconnaissance. Et récompenses : trois Victoires de la musique classique, "espoir" en 1998, puis "artiste lyrique" en 2001 et 2003.

"Je n'ai pas fait la musique classique pour être cloisonnée"

Quand la presse salue son intelligence dans le choix de ses rôles, Patricia Petibon corrige : "c'est surtout l'intelligence des autres, ceux qui pensent à me proposer un rôle. Il faut des visionnaires pour cela, ceux qui savent ce que vous allez devenir, comme le metteur en scène Olivier Py. Il m'a vue en "Lulu", le rôle titre de l'opéra d'Alban Berg car il m'a devinée tragédienne, ce que beaucoup n'ont pas compris. Donc ma lucidité n'a consisté qu'à dire oui". Avec Olivier Py, autant à l'aise au théâtre qu'à l'opéra ou au cabaret, Patricia Petibon partage le sentiment que l'ouverture aux autres disciplines est une nécessité : "l'intelligence nous porterait à partager avec les musiques du monde, avec le jazz… Je n'ai pas fait la musique classique pour être cloisonnée. J'ai voulu faire valdinguer les portes, c'est aussi ce qui m'a valu une incompréhension, mais n'est-ce pas compréhensible ? On tente des expériences", dit-elle se référant notamment aux enregistrements mêlant musiques savantes et populaires. "Mais j'ai eu sur mon passage des chefs d'orchestre qui, comme Nikolaus Harnoncourt, avaient aussi cet état d'esprit et m'ont encouragée. Et si je ne l'avais pas fait je ne serais pas là. Ce qu'on critique chez moi, c'est ce qu'on aime aussi. Quand il y a des polémiques, c'est qu'il se passe des choses. Je ne suis pas l'artiste bonne élève", conclut-elle.

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