Isabelle Moretti : "Je suis une harpiste bio, je ne prends pas d'engrais"
Découvrir Isabelle Moretti, c’est l’écouter d’abord : en concert, voie royale. Mais aussi en disque (notre coup de cœur va à « Cantare », magie de la rencontre avec la soprano Felicity Lott chez Naïve) et en vidéo sur internet, et notamment sur sa chaîne YouTube. On aura le son. Mais on ne pourra que deviner la présence de la harpiste, ce charisme vanté par tous les musiciens qui la côtoient. D’où vient-il exactement ? Nous avons voulu comprendre. Isabelle Moretti nous a reçu chez elle, dans un pied-à-terre parisien où elle ne fait que passer le plus souvent entre deux voyages à l’étranger et en attendant de rejoindre son véritable « chez elle », au contact avec la nature. La harpe est, ici, au centre de la pièce. Incontournable, l’instrument, beau et imposant - la musicienne aime décrire sa silhouette, son poids, son inclinaison et sa mécanique (2000 pièces nichées dans la colonne !). Mais la harpe n’est pas tout, on le comprendra bien vite. Elle est le chemin vers l’humain mais aussi vers le sacré. Avec elle, il n’est pas question seulement de répertoire, mais de la terre et des arbres, de poésie et d’esprit, de la place du musicien dans ce monde.
La musique, ça sert à quelque chose
"Souvent, je me dis : pourquoi tout ça ? Mais quand on a la chance de voir des gens heureux après un concert, même si cette joie devait être éphémère, on sait pourquoi on continue. Notre société perd beaucoup le sens du sacré. Nous, artistes, qui avons la chance de côtoyer le beau et le sacré, avons aussi du coup un farouche besoin de le donner. Le sacré, et en particulier la musique, c’est quelque chose d’impalpable, de l’instant. Au moment où on joue, on essaie de se connecter avec l’essence sacrée qu’on a tous au fond. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a le trac ! Parce que c’est une mise à nu totale et franche. Tout le travail quotidien du musicien, l’astreinte, c’est pour être capable, le moment voulu, d’atteindre ce moment. Souvent ça marche, mais parfois on n’y arrive pas. C’est pour ça que je déteste les disques. Parce qu’on n’est pas faits pour ça : la musique ne peut pas être figée, ne serait-ce qu’au niveau des fréquences. C’est comme de la musique en cage, je déteste ça. Mais le bon côté du disque est qu’il permet à ceux qui ne peuvent pas se déplacer à un concert, d’accueillir la musique".Jouer et transmettre
"Je ne pourrais pas imaginer ce métier de soliste sans pouvoir partager mon expérience, mes recherches avec les jeunes. Les graines, ça pousse, c’est les cycles de la vie, il faut transmettre. J’ai eu la chance d’avoir une prof de harpe qui est devenue presque une deuxième maman, une mère spirituelle, qui m’a ouvert sur l’art, la littérature, et même la cuisine. On ne peut pas tricher derrière un instrument, on sent l’être humain. La harpe, c’est presque secondaire pour moi. Certes, on peut passer dix-huit heures à faire de la technique et c’est parfois nécessaire. Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse : transmettre, c’est arriver à montrer à l’élève un chemin pour s’exprimer, pour faire corps avec l’instrument, pour être heureux avec ça".La harpe, l’instrument qui relie la terre au ciel
"J’ose à peine le dire (rires) : la musique en soi ne m’intéresse pas. C’est la communication, le chemin, le fil, quelque chose. Certes, ce n’est sûrement pas par hasard que j’ai choisi la harpe : c’est, dans la symbolique africaine, l’instrument qui relie la terre au ciel (la harpe ou la kora). Et on le sent au niveau des vibrations. C’est sûr qu’on touche à une essence tellement pure… Il y a des choses qui nous dépassent indubitablement ! Moi je crois à l’esprit, à l’âme, à la conscience, et c’est ce qui m’intéresse dans le fait d’être là, sur une scène. L’instrument lui-même est en résonance avec le corps - la vibration se transmet immédiatement, plus encore que les instruments à archets, car le contact est direct, on fabrique le son avec nos doigts. Je cherche beaucoup l’ancrage à la terre parce que c’est très facile de partir en haut".Le rapport à la terre
"J’ai eu de la chance, dès l’âge de 7 ans, de côtoyer de très près les paysans, c’était dans l’Ain. C’est quelque chose de très fort : c’est un attachement à la terre certes, mais aussi au vivant en général, qui comprend l’environnement, mais aussi l’être humain. Le bon sens des paysans aussi me plaît. Je suis une harpiste bio moi aussi, je n’aime pas aller vite, je ne prends pas d’engrais. Sur le plan littéraire, une référence importante pour moi à ce sujet est Jean Giono, avec « Que ma joie demeure » que j’ai lu et relu. On vient de m’offrir un petit livre de Giono que je ne connaissais pas, « L’homme qui plantait des arbres » (chez Folio Cadet) : ça me donne du bonheur".Pierre Rabhi et « Parole de terre »
"Ma rencontre avec Pierre Rabhi est partie de son livre « Parole de terre » préfacé par Menhuin, Je devais avoir une vingtaine d’années quand je l’ai découvert et je n’ai cessé de le relire, il a m’a vraiment marqué. Il m’a mis sur d’autres pistes, je suis retournée voir les terres des paysans, et j’ai constaté l’évolution, ça m’a fait mal au cœur. Seulement plus tard je me suis rendue compte à quel point ça me faisait vibrer, j’ai peut-être mieux pris conscience de moi-même. « Parole de terre » est devenue un spectacle musical que j’ai créé en associant des pièces pour harpe et des textes de ce livre qui est une sorte de fable, une prose poétique, très colorée un peu à la manière des conteurs des déserts. L’idée que je retiens le plus de Pierre Rabhi est qu’on a tous quelque chose à faire pour réhabiliter ce qu’il appelle « l’anneau sacré » entre l’homme et la terre, la terre nourricière. C’est quand-même extraordinaire que l’homme ne se rende pas compte qu’il scie la branche sur laquelle il est assis, ça me rend triste ! J’aimerais faire plus. Mais pour l’instant je suis dans la musique parce que la musique est à travers tout cela, mais c’est évidemment trop modeste".Un répertoire composé de coups de cœur
"Le répertoire pour harpe est important et je l’apprécie. Je marche au coup de cœur uniquement, je n’ai jamais eu de plan. J’ai un plaisir particulier pour la musique française du 20e siècle, ses couleurs, ses timbres, ses harmonies, ça me fait voyager, ça stimule mon imaginaire. Ça n’exclut pas le reste mais ça me colle à la peau, particulièrement les harmonies de Ravel. Et Fauré me bouleverse. Et puis il y a, c’est vrai, la musique contemporaine, que j’interprète abondamment, mais je ne vois pas ça comme un « engagement » : ce sont tout simplement des compositeurs. Evidemment, il faut remettre les choses dans leur contexte : pour les instruments rois que sont le piano et le violon, les interprètes peuvent passer toute leur vie sans faire une création. Nous, harpistes solistes, faisons des créations parce qu’on le veut et aussi parce que c’est un peu notre responsabilité si l’on veut que le répertoire de la harpe continue à s’étoffer. La création est toujours enthousiasmante : il y a les compositeurs avec les on travaille en étroite collaboration et puis il y en a d’autres qui écrivent sans demander quoi que ce soit. Mais en tous les cas, que ce soit avec Escaich, Mantovani, Hersant ou Thierry Pécou, l’élaboration est fascinante à observer et au moment de créer, il y a toujours un échange avec quelqu’un qui est vivant. Pourquoi pas un futur Debussy ?"Isabelle Moretti en concert avec le Quatuor Hermès
Le 5 juillet au Festival des forêts (dans l’Oise)
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