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Interview Natalie Dessay : "La vertu suprême pour moi ? La liberté !"

Jouer, seule, du Howard Barker. Doubler du dessin animé, faire la récitante, chanter du jazz ou des airs de comédie musicale… Depuis ses adieux à l'opéra, Natalie Dessay enchaîne les projets. Derniers en date, un très beau disque de mélodies françaises et… "Babar et le père Noël" de Brunhoff raconté aux petits… Boulimique ? Sans doute, croqueuse de la vie sûrement. Rencontre.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
La chanteuse et comédienne Natalie Dessay.
 (Simon Fowler)

Il y a près de deux ans, Natalie Dessay a cessé d'être chanteuse d'opéra. Besoin de se défaire de ses habits devenus lourds de diva pour librement s'adonner au théâtre, sa grande passion jusque là inassouvie. L'essai s'est vite transformé : "Und", le monologue de Howard Barker, dans lequel elle s'est investie au printemps dernier à Tours, a rencontré les faveurs du public et de la critique, incitant la comédienne à poursuivre l'aventure en tournée prochainement. Suivent une myriade de projets qui la consacrent récitante (son livre-disque "Babar et le père Noël" sorti chez La dolce volta est une réussite), conteuse, lectrice, doubleuse de dessin animé... sans oublier la musique qu'elle ne quitte pas, entre jazz, chanson française, et lied : cet automne est sorti un très joli disque de mélodies françaises de Chausson, Duparc, Fauré, Poulenc... ("Fiançailles pour rire", Erato) dans lequel elle interprète avec justesse et beaucoup d'émotion les poèmes de Louise de Villemorin, de Jean Lahor ou de Paul Verlaine.

Adieu l'opéra, mais Natalie Dessay est présente donc, plus que jamais. Comme toujours très impliquée dans ses projets et engagée dans la vie culturelle. C'est dire si elle est défaite, littéralement, par la victoire du FN après le premier tour des régionales, qu'elle juge de très mauvais augure pour la culture : "Que peut-elle, la culture, face à ça ? Vu ce qu'il va lui arriver, elle ne pourra plus rien faire !", lance-t-elle. A Natalie Dessay reste c'est vrai l'humour, cette étrange distance qu'elle a face aux choses, matinée de provocation et d'autodérision. On n'a pas le choix, se dit-elle, "quand on est tellement désespérés". Consciente de notre finitude. Et puis il y a des fois où l'humour ne peut plus être de la partie, comme au lendemain des attentats du 13 novembre. Alors Natalie Dessay fait ce qu'elle sait très bien faire : à l'initiative du ministère de la culture, elle entonne la chanson de Barbara "Perlimpimpin" aux Invalides lors de l'hommage rendu aux victimes, accompagnée au piano par Alexandre Tharaud. "C'est une très belle chanson, qui tombait hélas à pic. J'espère que je n'aurai plus à la chanter dans des circonstances pareilles, c'était horrible", dit-elle.

Ce qui impressionne le plus chez Natalie Dessay, c'est son hyper-vitalité. Nous nous voyons dans un café parisien. D'emblée très accessible, la conversation s'engage pour durer. Le verbe est rapide, la phrase courte, le rythme allant. Natalie Dessay est généreuse, et aborde tout sujet avec le même sérieux. "Je ne prends rien à la légère, la vie est lourde de conséquences". Soit, commençons alors par "Babar et le père Noël", le livre de Jean de Brunhoff (sorti il y a peu dans une très jolie édition) qu'elle raconte, accompagnée au piano par les mélodies de Grieg, Poulenc ou Saint-Saëns, interprétées au piano par Shani Diluka. "Moi je ne choisis jamais rien, d'une manière générale, dans la vie. On me demande, et moi j'ai juste le loisir de dire oui ou non. On m'avait proposé le premier Babar, voici la suite. Ce n'est pas parce que je ne fête pas Noël que je ne fais pas "Babar et le père Noël". Comme quoi, on est ouvert chez nous…"

  (La Dolce Volta)

Dans ce livre, vous vous illustrez dans un art que Glenn Gould (oui, oui) maîtrisait parfaitement : la fabrication de voix différentes. Lui en avait officiellement douze...
Moi j'en ai bien plus que ça ! Ca s'étoffe avec les années ! Je fais ça depuis tout petite. J'ai appris en écoutant beaucoup de livres-disques, j'avais même un "Ali Baba" avec Carlos... Et j'ai fait du doublage de dessin animé, que j'ai adoré. Je peux lancer un appel ? Je VEUX faire du dessin animé, avec moi ça va très vite, on économise du temps et de l'argent tellement je suis forte.


L'humour ne vous quitte pas. C'est ce qui vous aide dans vos prises de risques ?
Oui, mais la prise de risque est vraiment relative. Je ne risque pas grand-chose à part de me planter, mais le ridicule ne tue pas. J'admire ceux qui vraiment risquent leur peau : les alpinistes, les fildeféristes, les mineurs de fond...

Vous aviez un statut de star à l'opéra…
... Oui parce qu'on y fait quelque chose de difficile que peu savent faire, et que tout le monde admire. Personnellement, je trouve le violon beaucoup plus difficile, mais il y a beaucoup plus de violonistes, c'est comme ça.

Et donc vous avez remis en jeu ce statut privilégié en vous exposant dans des domaines plus nouveaux pour vous. C'est ça le risque...
Oui. Nous, chanteurs d'opéra, sommes des athlètes, et donc nous avons une date de péremption, quand le corps ne répond plus selon nos normes. De plus, si on commence à s'ennuyer pour diverses raisons, il faut passer à autre chose. Ça ne veut pas dire que j'arrête la musique, pas du tout. J'arrête une forme de musique qui est très athlétique.

Encore un mot sur Babar. Dans ce livre, vous vous adressez aux enfants...
...Je ne pense jamais à qui je m'adresse, c'est étrange, je ne pense jamais au public ! Je m'adresse à moi-même, c'est terrible (rires), je me raconte cette histoire à moi-même comme j'aimerais qu'on me la raconte. A partir de là, j'espère que ça plaira, parce que bien sûr il s'agit de partager.

Vous passez votre temps à apprendre. Mais aimez-vous apprendre aux autres, transmettre ?
Ah ça c'est plus problématique. Je crois que je n'ai pas une âme de pédagogue. J'ai déjà du mal à avoir de la patience pour moi, je n'arrive pas à en avoir pour les autres. Et ce qui me fascine dans la transmission, c'est quand un étudiant répond au quart de tour, parce que l'enseignant déclenche quelque chose immédiatement. Mais l'idée de se dire qu'on va passer plusieurs années à faire les mêmes exercices pour qu'éventuellement un jour se déclenche quelque chose... J'ai trop de respect pour l'enseignement ! D'ailleurs, c'est aussi pour ça que je ne fais que peu de master classes, parce qu'enseigner ce n'est pas pour un temps limité, c'est au jour le jour, mois après mois (dit-elle sur un ton dur, tapant le poing sur la table), patiemment, creuser le même sillon et essayer de ne pas se décourager.

Qu'est ce qui vous fait avancer ?
Les mots ! J'ai compris, au fil des années, que j'aimais pardessus tout les mots, peut-être précisément parce que je m'en sers mal : je ne sais pas écrire, je ne sais pas parler. J'ai besoin de lire, de jouer, de m'exprimer avec les mots des autres.

Justement, le disque "Fiançailles pour rire" (Erato), que vous réalisez avec le pianiste Philippe Cassard, réunit musique et texte littéraire.
Oui, j'en avais très envie et notamment pour les textes de Louise de Villemorin que je connais depuis longtemps. Il y a une adéquation incroyable entre son esprit très grinçant et libre et la musique de Poulenc. Aucun des deux n'est conventionnel, ne fait le virage qu'on pense qu'il va prendre, aussi bien dans l'écriture du poème que dans l'écriture musicale.

Le disque réserve, à côté de quelques textes joyeux, des chansons vraiment…
…supra déprime ! C'est la nuit de déprime.

Et d'une grande beauté.
(Elle chante devant nous, à voix basse : "Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville" de Verlaine).  Comment peut-on mieux raconter le coup de blues ?

Autre perle du disque, "Extase" de Jean Lahor sur la musique de Duparc, parle de la mort mais avec douceur...
"Extase", c'est le post coïtum ! Ou alors c'est une petite déprime, mais une déprime heureuse. Alors que "La chanson pour Jeanne", par exemple, mise en musique par Chabrier, est je crois la chanson la plus triste de tout le répertoire ! Mais la musique, magnifique, n'est pas triste, c'était la mélodie préférée de Debussy.

Vous parliez de démarche "non conventionnelle" de Villemorin et Poulenc. C'est un peu vous, aussi, non ?
Probablement, dans le sens où j'aime bien surprendre les autres. Mais ce que j'aime encore plus, c'est me surprendre moi-même. Donc j'aime quand les choses ne vont pas là où je pense qu'elles vont aller. C'est pour ça que j'aime tellement le jazz, la musique sophistiquée, ou même Mozart ou Bach, parce qu'il y a toujours des surprises.

C'est la raison pour laquelle vous avez également fait du baroque - et je renvoie à la compilation "Baroque" que vous venez de sortir chez Erato ?
Oui : les harmonies, le raffinement, la recherche… c'est ce qui me plaît, autant dans le baroque que dans le jazz. Et d'ailleurs je suis venue au jazz par le baroque d'une certaine manière. Cette façon de Haendel par exemple d'exposer et ensuite d'ornementer m'a amenée à comprendre le jazz. Et de même pour Rameau : avec eux j'ai mieux saisi ce que pouvait être le swing, le groove, des choses qui sont des problématiques très communes aux deux genres de musique.

Vous sentez-vous libre dans votre parcours ?
Ouh… J'aimerais bien, en tout cas c'est la vertu suprême pour moi. Dans liberté-égalité-fraternité pour moi il y a d'abord liberté. Egalité, c'est bien, fraternité, tant mieux, mais LIBERTE !

Revenons à votre désir d'être actrice. Vous exerciez déjà vos talents de comédienne à l'opéra…
C'est vrai. Mais, à l'opéra, comme chanteuse, j'ai (ou j'avais) un papa et une maman, la dimension musicale et la dimension théâtrale. Et parfois l'un ou l'autre ou les deux nous demandent de choisir et c'est très désagréable parce qu'on ne peut pas, on est les enfants. Là, au théâtre, on a papa et maman réunis en une seule personne, on n'a plus à choisir. On se consacre entièrement à cet univers là.

Dans votre critique de l'opéra, n'y a-t-il pas aussi la mise en cause d'un modèle de production extrêmement contraignant ?
Bien sûr qu'il y a cette critique ! Je trouve qu'on ne répète pas assez, qu'on ne cherche pas assez loin, que les chanteurs ne sont pas assez formés au théâtre, mais peut-être ne sont-ils pas eux-mêmes assez désireux de tout donner en tant qu'acteurs. Idéalement pour moi en venant à l'opéra les spectateurs devraient oublier qu'on est en train de chanter tellement on serait dans le jeu.

Comment s'est fait le passage à la chanson ? Vous avez dû jeter aux orties bien des réflexes du chant lyrique...
Oui : on chante beaucoup plus grave et surtout on n'a pas le même rapport aux mots. Ne chantant pas en voix de tête, on est "dans les mots", parfaitement compréhensible.

La voix de tête est pourtant votre signature vocale...
C'est vrai, c'est ma voix… naturelle presque, à force de l'avoir travaillée. Et maintenant je suis obligée de reprendre ma voix originelle, à mon avis moins intéressante, parce que je n'ai pas le timbre d'Adele ou d'Amy Winehouse hélas. Mon timbre "naturel" est quelconque, mais je pense que j'ai des choses à dire dans l'interprétation les textes et je sais chanter. J'aurais aimé avoir une autre voix : un autre timbre, et, à l'opéra, une voix plus veloutée et beaucoup plus grave, car celle que j'ai m'a "comprimée" dans un répertoire, celui de soprano léger.

Comment voyez-vous musicalement votre avenir proche ?
Tant que la voix ne me trahit pas trop, qu'elle n'est pas enrouée, abîmée, j'espère pouvoir chanter, mais au-delà d'un certain âge ce sera difficile. Ca me manquera, mais si je peux jouer, ça ira. Comme mon but est de jouer "Oh les beaux jours" (de Beckett) à 80 ans, j'ai encore une petite trentaine d'années devant moi !


Natalie Dessay en concert
Au Théâtre des Champs Elysées, le 13 décembre à 17 h : concert au profit de la Chaîne de l'espoir (avec Laurent Naouri, David et Thomas Enhco, Juliette, Philippe Cassard, Shani Diluka, etc.)
Au Théâtre des Champs Elysées le 20 décembre à 11 h : Babar et le Père Noël (Lecture) avec Shani Diluka, piano
A la Philharmonie de Paris le 5 janvier 2016 à 20h30 : Natalie Dessay & Friends

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