: Interview Max Emanuel Cencic : ses "Arie napoletane" ne parlent que d'amour
Depuis quelques années, une poignée de contre-ténors célèbres dans le monde se partagent les rôles de "sopranos" (c'est ainsi qu'ils étaient simplement appelés) du patrimoine baroque. Parmi eux, Max Emanuel Cencic, né à Zagreb en 1976, dont la carrière, sous la direction d'un William Christie ou d'un Diego Fasolis, a littéralement explosé en quelques années à peine. L'enregistrement "d'Artaserse" de Leonardo Vinci (enregistré notamment avec ses collègues Franco Fagioli et Philippe Jaroussky) est l'un de ceux qui signent le début d'un regard nouveau. Cencic s'est fait en effet la spécialité de ressusciter un patrimoine ignoré ou négligé et de faire des compositeurs comme Hasse, Porpora, Vinci, Leo, Landi… des incontournables, sans oublier évidemment les Monteverdi, Vivaldi, Haendel, Glück, etc. Dernier né de ses disques, "Arie Napoletane" chez Decca, offre une incursion dans le Naples du 18e siècle, ville fascinante et mystérieuse, siège de quatre conservatoires, lieu de rassemblement des castrats, berceau des nouvelles tendances musicales.
Nous rencontrons Max Emanuel Cencic à Paris, dans l'appartement où il vient de s'installer dans le 10e arrondissement.
Comment avez-vous choisi le thème de ce disque ? Y a-t-il un esprit particulier, propre à ces "airs napolitains", de compositeurs baroques si différents ?
Précisons d'abord que le choix des morceaux pour un disque solo est toujours très personnel et est moins intellectuel que "sensuel". Je choisis des airs parce que je les aime, parce qu'ils correspondent à ma voix et je me sens à l'aise de les chanter. Ensuite, ce choix permet effectivement aussi d'entrer dans la philosophie des compositeurs napolitains.
Dans leur "philosophie" ?
Oui. On peut en effet se demander quelle est la spécificité de cette "école" et pourquoi ces compositeurs ont été si influents dans la musique mondiale. Il se développe chez eux un intérêt pour la philosophie - et en particulier la philosophie de l'amour - et, sous l'impulsion notamment de "l'Accademia Arcadia" de Rome, pour la… psychologie ! L'un des librettistes qui ont collaboré avec ces musiciens, Métastase, en arrive même à décrire le phénomène de perversion narcissique (dans "Catone in Utica"), un concept qui ne sera découvert par Freud que dans les années 1920 ! C'est quelque chose d'extraordinaire ! Ce qui me fascine donc, c'est qu'en Italie on a ainsi cherché à recréer le "drame" : les musiciens baroques ont raconté les histoires humaines à travers des tragédies ou des comédies, et des siècles plus tard, on a continué dans le cinéma ou dans le théâtre.
Alors, de quoi parlent les airs que vous interprétez ?
De l'amour ! Et c'est vrai dans tout l'opéra italien. On ne trouve pas la même liberté sur ce thème dans d'autres pays, comme l'Espagne, la France ou l'Allemagne, ces pays ont suivi, mais plus tard. La déception amoureuse, l'amour éternel, l'amour de séduction, l'amour de vengeance… Vous pouvez le tourner dans tous les sens, c'est toujours l'amour. Parce que l'amour détermine si on est heureux, si on est malheureux, si on a du succès dans la vie, ou si on n'en a pas, si on a envie de vivre ou de mourir... Les gens du 18e siècle étaient vraiment fascinés par ça, bien plus qu'ils ne le seraient aujourd'hui parce que les mariages arrangés étant encore la norme, l'amour était presque une fable !
Et musicalement, qu'apporte cette "école" napolitaine ?
Là aussi, les choses bougent beaucoup : alors que jusque là, l'opéra était simplement une pièce de théâtre chantée, les Napolitains comme Nicola Porpora ou Leonardo Leo développent un nouveau style, une musique plus élaborée, plus compliquée à jouer et à chanter que ce qui était proposé jusqu'à Scarlatti inclus. Evidemment, ces nouvelles recherches de style ne se ressemblent pas toutes : si Leo est préclassique, Porpora est, lui encore très baroque. Et Pergolesi, musicien exceptionnel, est mort trop jeune pour montrer l'étendue de ses possibilités.
Vous disiez votre choix de répertoire peu "réfléchi"… Il semble y avoir, au contraire, un plaisir intellectuel évident dans votre démarche.
(Rires prolongés) Bien sûr ! C'est important, on ne peut pas interpréter de la musique s'il n'y a pas à la fois les sentiments et la pensée. L'interprétation, c'est la maturité intellectuelle d'un artiste. Et puis, il y a le temps. Quand j'avais 16 ans, mes profs me disaient que j'étais trop jeune pour chanter Schubert, Mahler ou Strauss, ce que j'avais du mal à comprendre. Ce n'est que dix-quinze ans plus tard, faisant un petit récital avec "Schwanengesang" de Schubert que j'ai vraiment ressenti que certaines phrases, certains mots, étaient devenus différents. Il y a eu une expérience de vie qui est entrée dans la démarche poétique de Schubert. C'est finalement rassurant pour un chanteur de voir que vieillir a également du bon pour la voix…
Comment avez-vous pensé l'articulation de ce disque ? Vous avez évité de suivre l'ordre chronologique pour privilégier une sonorité d'ensemble…
Oui, c'est une balade sentimentale. J'ai commencé par mettre les couleurs, les sentiments côte à côte, sans trop réfléchir, pour créer des sensations. Il faut que ca provoque quelque chose, dans notre cœur, dans nos oreilles, dans notre âme. Puis j'alterne les airs rapides et les airs lents…
Dix morceaux du disque sur douze sont enregistrés en première mondiale. Vous allez donc toujours chercher votre répertoire là où personne n'a encore mis les mains…
Oui, c'est excitant d'aller à la recherche, c'est de l'archéologie musicale.
Comment gérez-vous votre voix ?
La voix, c'est l'âme ! J'ai toujours essayé de suivre le développement de ma voix d'une manière homogène et naturelle. Aujourd'hui, à 39 ans, je me dis que je n'ai jamais rêvé d'être là où je suis comme chanteur lyrique. Il y a vingt ans d'ailleurs, je n'aurais eu aucune raison de l'espérer : je n'ai jamais gagné la moindre compétition et me suis fait rejeter de bon nombre d'auditions. Mais je me rends compte que je n'ai jamais franchi la limite à ne pas dépasser : sur scène, il me faut un équilibre entre mon état physique et mon état psychologique. J'ai su me préserver en quelque sorte, j'ai suivi le développement naturel de mon corps et de ma voix, et donc j'ai souvent accepté de chanter des rôles mineurs par ce que je n'étais prêt pour les grands rôles. Avec l'âge, je constate que c'était bien finalement. Je n'ai pas le sentiment en ce moment que ma voix a vieilli ou d'avoir des traces de fatigue.
Ça se passe dans la tête ?
Oui, mais aussi dans le corps, on ne peut pas se forcer et tout sacrifier pour la carrière ! J'ai vécu avec des parents artistes et je n'ai pas envie, à mon tour, de mettre ma vie entre parenthèses.
Beaucoup de chanteurs parlent de leur voix comme d'un instrument…
Pour moi la voix et la psychologie sont extrêmement liés. J'ai déjà perdu ma voix trois fois. Ce drame de ma vie m'a fait comprendre que la voix, en tout cas chez moi, n'est pas un instrument : c'est une partie de moi, de mon âme, de mes émotions. Donc quand je suis malheureux, quand je suis blessé, je n'arrive pas à chanter. Or on joue d'un instrument même quand on est malheureux.
Vous êtes né à Zagreb, dans ce qui était autrefois la Yougoslavie. Y a-t-il quelque chose, de votre culture d'origine, qui vous habite en tant qu'artiste ?
Si vous me demandez ce que je garde de ma culture croate, je vous réponds qu'elle n'existe pas ! Aujourd'hui quand on parle de cette région des Balkans, on se croit obligé de déclarer une nationalité, une culture. En réalité, il vaudrait mieux parler de "Mitteleuropa" où les cultures croate, hongroise, autrichienne, tchèque, italienne (vénitienne), française se mélangent. J'ai vécu ça dans mon enfance : ma mère est de Hongrie, ma grand-mère de Slovaquie, mon père de Slovénie, ma grand-mère paternelle est vénitienne, et une grande partie de la famille de mon père est installée à Montpellier ! J'ai goûté au multilinguisme, mon identité culturelle est celle du mélange et je trouve ça plutôt enrichissant. Entre autres, parce que j'arrive à m'identifier avec l'art et l'opéra italiens, mais aussi avec Vienne et avec la Hongrie : pensez que mes grands-parents étaient de bons amis de Zoltan Kodaly, tandis que Béla Bartok était, lui, venu manger dans la maison familiale de Boya, en Hongrie… Tout cela coule dans mes veines.
Pourquoi avoir choisi de vous installer à Paris ?
C'est un peu la suite de tout ceci. Et c'est enrichissant de venir à Paris, d'apprendre la langue, de plonger dans une nouvelle culture, c'est très typique des gens de ma famille. J'ai conscience du luxe de pouvoir choisir de vivre où je le souhaite en Europe, par delà les frontières. Mes grands-parents, eux, ont fini dans un camp de concentration parce qu'ils ont cherché à cacher des juifs chez eux. Imaginez soixante ans après, cette liberté !
Un dernier mot : après le parcours quelque peu difficile que vous avez décrit, comment vivez-vous le fait d'être une "superstar" auprès d'un public amateur de baroque ?
Honnêtement, je n'ai jamais eu cette sensation d'être superstar. Quand j'étais dans le Chœur des Petits chanteurs de Vienne, nous avons fait une tournée au Japon et là, j'ai vraiment vécu pendant trois mois la vie d'une superstar : tous les deux jours nous chantions dans une salle différente, d'au moins 2.000 à 3.000 places assises, et à la sortie du concert nous avions droit à des foules de filles qui criaient et jetaient des ours en peluche, ou d'autres objets ! Ça c'était vraiment être superstar ! (Rires). Aujourd'hui, ça ne m'arrive plus…
Disque "Arie napoletane" de Max Emanuel Cencic
Avec l'ensemble "Il pomo d'oro", dirigé par Maxim Emelyanychev.
Decca
Max Emanuel Cencic en concert autour du programme de "Arie napoletane"
Le 20 janvier 2016 au Théâtre des Champs Elysées à Paris
Le 22 janvier 2016 à la Chapelle de la Trinité à Lyon
Le 29 mars 2016 à l'Opéra de Rouen.
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