Interview de Renaud Capuçon : "Je suis classique et je l'assume !"
Dans son dernier disque sorti il y a peu chez Erato, Renaud Capuçon fait littéralement dialoguer Edouard Lalo, Pablo Sarasate et Max Bruch par ces trois pièces parmi les plus célèbres du répertoire pour violon : la "Symphonie espagnole" (1875), les "Zigeunerweisen" (Airs bohémiens) et le "Concerto N°1, op. 26 en sol mineur". Dédicaces mutuelles, clins d'œil culturels, références notamment (mais pas uniquement) à la musique tzigane, en font un voyage cohérent et riche. De très jolies pages de fantaisie libre, d'expressivité et parfois de haute voltige portés avec finesse par Renaud Capuçon, heureux de revenir au répertoire de ses débuts. Nous le rencontrons, lors d'un de ses moments parisiens, plutôt rares dans une vie ponctuée par les concerts à l'étranger. Mais une fois le rendez-vous fixé, l'homme se fait disponible, généreux, la parole très rapide mais claire. Un joli moment de discussion.
Bruch, Lalo, Sarasate : le programme, très personnel, sonne comme un retour aux sources…
C'est vrai, les trois, je les ai joués très jeune. Mais au départ, Sarasate n'était pas prévu, je partais seulement sur deux concertos qui m'avaient vu grandir. Un jour, un de mes élèves a joué les "Airs bohémiens" de Sarasate, une pièce je n'avais plus jouée depuis mes 12 ans, et immédiatement, instinctivement, j'ai senti qu'il fallait l'ajouter. Seulement après, j'ai réalisé que l'ensemble était logique : Lalo avait écrit sa "Symphonie espagnole" pour Sarasate, et Bruch aussi, lui aurait dédié sa "Fantaisie écossaise" quelques années plus tard… Tout ça donne quelque chose de très organique.
Avec le "Concerto n°1, op 26" de Bruch, qui est très célèbre, vous avez une relation particulière, affective même…
Oui vraiment, je l'ai joué pour de nombreux concours, puis lors des premiers concerts avec orchestre, ce sont des moments dont je me souviens. Avec Lalo aussi, c'était un peu plus tard, mais j'ai eu instantanément un plaisir : c'est comme entrer dans une arène, c'est ludique et énergique à la fois, avec la force incroyable de l'orchestre derrière vous.
Pourquoi reprendre ces partitions aujourd'hui, pour vos quarante ans ? C'est un cap ?
Que le disque sorte pour l'anniversaire, ça n'a pas été "pensé" (rires) ! Mais on a estimé qu'il convenait bien, parce que c'est un répertoire plutôt lumineux, romantique. Sinon bien sûr, il y a des phases, dans une vie. J'ai enregistré jusqu'à présent beaucoup d'œuvres du répertoire allemand : Brahms, Beethoven, Schubert, Schumann, et j'ai aujourd'hui envie de rejouer des partitions un peu laissées de côté. C'est le cas par exemple du concerto de Chostakovitch, que je vais reprendre, qui est celui que je connais le mieux, alors que je ne l'ai joué que trois fois dans ma vie ! En fait, comme j'ai associé ce morceau au concours de fin d'année du conservatoire de Paris, je n'ai plus voulu le mettre à mon répertoire (rires) ! Ce n'est pas de la nostalgie, il y a dans ce timing de l'évolution. Même chose avec les concertos de Saint-Saëns ou les poèmes de Chausson : j'ai envie maintenant d'assumer davantage ce côté français. Idem pour la "Symphonie espagnole" de Lalo.
Oui, revenons au disque. Finalement, ces trois morceaux se répondent réellement…
C'est vrai : le final de Bruch est d'inspiration tzigane, clairement, comme le sont les "Airs bohémiens" de Sarasate, et d'une certaine façon l'intermezzo de la "Symphonie espagnole". L'influence espagnole de Lalo, elle vient de Sarasate, il s'est donc inspiré aussi de sa virtuosité. S'il avait écouté un autre violoniste, ça aurait donné autre chose.
Comment avez-vous procédé avec la "Symphonie espagnole" qui respire beaucoup les traditions populaires tziganes ?
C'est intrinsèque à la pièce et j'y suis sensible. Mais il faut faire attention à ne pas travestir Edouard Lalo, c'est-à-dire respecter ce qu'il a voulu dire. On risque la caricature si on veut "jouer tzigane", certains ont tendance à trop se déboutonner. Pourquoi ferait-on avec la musique tzigane ce qu'on s'autoriserait pas avec Beethoven ? Mon interprétation peut paraître un peu classique. Pourtant, je me suis lâché aussi, j'ai été d'une liberté comme jamais. J'ai pris des risques, beaucoup plus que j'en aurais pris il y a dix ans, mais avec ma personnalité… comment dire ? J'assume le côté classique. Arthur Grumiaux, Isaac Stern, ils jouent classique ? Voilà, je m'inscris dans cette lignée, je prends des exemples prestigieux évidemment, je ne dis pas que je joue comme eux. Autre exemple : Nathan Milstein, on ne se dit pas qu'il pourrait être plus tzigane !
Le disque dit-il quelque chose de vous, de votre état ? Cette brillance, cette délicatesse ?
Oui, le côté classique. La brillance, ça va avec la liberté. Il y a des moments de la vie où on est plus ou moins libres. Il se trouve que je me sens bien après la naissance de mon fils, j'aime cette période où on se réalise en tant qu'homme, une période de rencontres aussi. J'ai toujours trouvé que je suis mieux sur scène quand je suis heureux dans ma vie. Chez d'autres musiciens c'est l'inverse. Quand je suis heureux, je joue libre, donc je peux transmettre au public des émotions très puissantes dans le drame, ou au contraire, des choses extrêmement heureuses. C'est comme une ouverture : quand je ne suis pas bien, ce spectre se rétrécit.
Vous avez été très proche d'un monument du classique, Claudio Abbado, à l'Orchestre Gustav Malher des Jeunes. Quels enseignements en avez-vous tirés sur le plan musical et humain ?
Mon contact avec Abbado a été extraordinairement formateur ! Avec le Gustav Mahler, j'ai été violon solo pendant trois ans : j'avais quelqu'un que j'admirais profondément en face de moi, c'était un rêve pour un garçon de vingt ans d'être quasiment le bras droit du chef ! J'exagère un peu, mais c'est tellement fort, on retranscrit vraiment ses gestes. Et il m'a énormément appris sans me raconter des histoires, sans s'assoir à une table et me dire : tu dois faire ci ou ça. On a fait des dizaines de concerts ensemble, et forcément quand vous êtes avec un géant comme ça, c'est une inspiration incroyable. C'est l'un des musiciens qui m'a peut-être le plus donné des ailes.
Abbado a vraiment pensé le dialogue avec l'orchestre autrement…
Oui, le "zusammen musizieren", ça veut dire littéralement faire de la musique ensemble. Lui-même avait fait de la musique de chambre comme pianiste, et c'est pour cela qu'il concevait l'orchestre comme de la musique de chambre.
Vous n'êtes pas chef. Cette relation avec l'orchestre vous touche de la même manière, même en tant que soliste ?
Bien sûr ! Je joue des concertos depuis que j'ai commencé à 18-19 ans, avec cette même idée de partage. Je ne me vois pas comme celui qui arrive sur scène et qui balance son concerto, comme ça ! Bien sûr, il y a un côté conquérant, on ne peut pas jouer avec la même densité qu'en musique de chambre, mais en même temps il y a obligatoirement un dialogue. Et une manière de jouer qui change selon l'orchestre et le chef : les tempos vont être différents, parce que le chef a aussi son emprunte et parce que l'orchestre va réagir différemment. Et c'est ça qui est passionnant, autrement on serait des machines !
Votre dernier disque a été enregistré avec l'Orchestre de Paris, sous la direction de Paavo Järvi…
Et le "Concerto pour violon N°1" de Bruch, en particulier, a été enregistré "live".
Quelles en étaient les difficultés ? Le travail de coordination avec l'orchestre ? Les moments de virtuosité ?
La virtuosité n'a aucun intérêt en soi, elle fait partie du concerto. Ce qui est essentiel, c'est la ligne et Abbado le rappelait avec force : la ligne, la phrase, comme un chanteur. La virtuosité n'est jamais une fin en soi, elle illustre, souvent elle fait briller. Mais si vous oubliez qu'à la base, c'est du chant et c'est une mélodie, alors ça n'a aucun lieu d'être.
Vous êtes soliste et dans solo il peut y avoir le mot solitaire. Ce n'est donc pas votre cas…
J'ai passé ma vie depuis que j'ai commencé à jouer, à chercher à m'entourer : d'abord, en créant le Festival de Chambéry pour jouer avec des amis, puis notamment avec le Gustav Mahler. J'ai toujours eu besoin d'être entouré de musiciens intègres et qui m'apprennent des choses. Etre à l'écoute m'est essentiel. On me dit souvent aujourd'hui, à 40 ans, vous êtes au sommet, je réponds je ne suis au sommet de rien, c'est le début, le début de la liberté... En ce moment, j'écris un quatuor à cordes avec trois jeunes âgés de 20 à 24 ans : Guillaume Chilemme, Adrien La Marca et Edgar Moreau. Pourquoi aller jouer avec des gamins, certains m'ont demandé. Parce qu'ils ont énormément à m'apprendre et je pense que j'ai aussi à leur apprendre. Je cite toujours cette phrase d'Abbado – toujours lui - à qui je demandais pourquoi il passait ses étés avec ces jeunes musiciens au lieu par exemple de diriger le Philharmonique de Vienne. Il m'avait dit : tu comprendras quand tu auras mon âge. Je n'ai pas encore l'âge qu'il avait, mais je comprends ce qu'il voulait dire. Dès qu'il était avec nous, il avait cette fraîcheur, il avait dans ses yeux et il sentait dans nos 130 paires d'yeux une soif de musique. C'est la même chose quand je vois mes trois musiciens de 20 ans : ils ne sont pas dans la routine, ils sont dans l'envie de travailler. Non qu'à mon âge on soit routinier, mais j'espère ne jamais l'être. A plus de 70 ans, Abbado ne l'était pas !
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