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Ils nous ont quittés en 2014 : Lorin Maazel, Claudio Abbado et les autres…
2014 aura été un "annus horribilis" pour les mélomanes : dès le mois de janvier, Claudio Abbado, grand sage humaniste, s'en va. L'été, c'est au tour d'un autre pilier de la musique classique, Lorin Maazel, et il y a eu d'autres disparitions. Aujourd'hui l'heure est à la mémoire : publications posthumes, rééditions. Hommage, transmission.
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Frank Shipway
Le chef d'orchestre britannique Frank Shipway (1935-2014), qui fut un temps l'assistant de Lorin Maazel au Deutsche Oper de Berlin, n'a pas eu un grand écho en France. Mais il s'est fait une belle place en Belgique (où il a enseigné et dirigé le Philharmonique de la radio-télévision flamande BRT), en Italie (où il a formé et dirigé l'orchestre symphonique équivalent, celui de la RAI) et, évidemment, dans son pays, en Angleterre où il a dirigé de nombreux orchestres et animé, ces dernières années, un festival de musique pour enfant, le "Devizes Junior Eisteddfod".
Frans Brüggen
Le néerlandais Frans Brüggen (1934-2014), disparu peu après Shipway en août dernier, s'est illustré à deux titres. Comme soliste, pour avoir redoré le blason de la flûte à bec, instrument longtemps rangé dans les tiroirs scolaires, et dont il a été un interprète remarqué et un professeur, en particulier aux Etats-Unis. Comme chef, fondateur de "l'Orchestre du XVIIIe siècle", il a été parmi les pionniers de la redécouverte de la musique ancienne, sur instruments d'époque ou répliques. Decca (qui a récupéré le catalogue Philips de Brüggen) vient de ressortir les symphonies complètes de Beethoven avec l'Orchestre du XVIIIe siècle.
Lorin Maazel
2014 a surtout vu partir deux chefs parmi les plus marquants du XXe siècle, Lorin Maazel et Claudio Abbado. L'américain Lorin Maazel (1930-2014), mort en juillet dernier : le musicien de tous les superlatifs. Un technicien hors pair, doué d'une mémoire exceptionnelle. Repéré très jeune et invité en 1941, à l'âge de onze ans, par l'immense Arturo Toscanini, à diriger la NBC Symphony Orchestra ! La légende veut que le "Titan" lui ait adressé le fameux "God bless you !" valant tous les sésames. De Toscanini a-t-il hérité de la baguette autoritaire qu'on lui a quelque fois reprochée ? Musicien virtuose, "orfèvre du son", mais manquant parfois, selon certains, de ce supplément d'âme… Reste un bilan de taille : directeur musical des meilleurs orchestres symphoniques (sauf du Berliner Philharmoniker, une blessure jamais pansée), Lorin Maazel a dirigé pas loin de 200 orchestres dans environ 7000 productions lyriques et concerts ! Et encore : plus de 300 disques enregistrés, dont de grands cycles symphoniques. Face à un tel tableau, d'autres facettes passent presque inaperçues : sa casquette de compositeur, son engagement auprès des jeunes (via le Festival Castleton qu'il crée) ou pour la paix au Proche-Orient… Pour rendre hommage à Maazel, Decca réédite un coffret de 19 CD consacré à ses "golden years", les années à la tête du Symphonique de Cleveland, de 1972 à 1982. A choisir : les disques français (Debussy, Ravel, Berlioz, Bizet, César Franck), russes (Scriabine, Prokofiev), Gershwin, ou Brahms…
Claudio Abbado
Enfin le chef italien Claudio Abbado (1933-2014). Abbado ou le musicien au service exclusif de l'interprétation, de l'intensité des sentiments. Un chef inspiré, mû par une grâce rare. Son parcours, remarquable, le place à 35 ans à la tête de la Scala de Milan, et à 58 ans à la tête du Berliner Philharmoniker, en remplacement de Herbert von Karajan. Pourtant jamais "il n'a été dans la carrière", dit dans nos colonnes celle qui fut son adjointe, Claire Gibault. Et quand il s'est agi de quitter les grands ensembles après sa maladie, Abbado s'est adapté avec facilité à des formations plus flexibles (comme l'Orchestre du Festival de Lucerne, autrefois créé par Toscanini, puis le Bologna Mozart Orchestra). En y développant des qualités déjà très ancrées : la direction dans le dialogue (la fameuse "autorité partagée" qui contraste avec la violence à la Toscanini qui l'a marqué enfant), le sens du "zusammen musizieren" (faire de la musique ensemble), le contact avec les jeunes, l'ouverture musicale (à la création contemporaine), et le souci de rendre la musique accessible au plus grand nombre. Il faut revoir Abbado à la baguette, sur Culturebox en replay ou en DVD (par exemple "Abbado et le Lucerne Festival Orchestra", chez Accentus). Et le réécouter : la symphonie n°9 de Bruckner avec la même formation du Festival de Lucerne, le denier concert public du Maestro, un disque paru posthume l'été dernier chez Deutsche Grammophon. Et la même étiquette jaune publie début janvier 2015 un coffret (dont la pochette reprend une nostalgique et légendaire photo de 1967) réunissant tous les enregistrements réalisés par Abbado et Matha Argerich ensemble : depuis le premier, à Berlin en 1967 (troisième Concerto de Prokofiev et Concerto en sol majeur de Ravel) jusqu'au dernier, pendant le Festival de Lucerne de Pâques 2013 (deux concertos de Mozart, K 466 et K 503). Beau et extrêmement émouvant, plus de 45 ans d'une collaboration commencée en réalité près de dix ans auparavant, à la fin des années 1950, quand les deux artistes étudiaient ensemble le piano à Vienne.
Pourquoi Cornelius Gurlitt ?
Ajoutons deux clins d'œil historiques à ce regard rétrospectif sur l'année écoulée. En 2014 sont mortes également deux figures, apparentées, bon gré mal gré, au monde de la musique. Cornelius Gurlitt (1932-2014) d'abord : ce vieil homme chez qui on a trouvé, peu avant sa mort, un nombre conséquent de tableaux de maître dont une partie significative provenait de spoliations des juifs sous le Troisième Reich, savamment rassemblées par son père Hildebrandt Gurlitt, ne devrait pas faire oublier l'homonyme (et arrière grand-oncle) compositeur Cornelius Gurlitt (1820-1901). Auteur de jolies mélodies, influencé par l'école de Rome, le musicien était très attaché à la pédagogie musicale : également peintre, il sut transmettre ces deux passions à une bonne partie de sa progéniture et des générations successives (!).
Hommage à Karl Böhm
Autre héritier, Karlheinz Böhm (1928-2014), jeune et beau François-Joseph, mari de Sissi l'impératrice Romy Schneider, n'était autre que le fils de Karl Böhm (1894-1981), le très grand chef d'orchestre autrichien (dont ressortent aujourd'hui les 9 symphonies de Beethoven, à la tête du Wiener Philharmoniker). Après de lisses mais remarqués débuts dans la série impériale, le fils comédien allait poursuivre une carrière bien plus chaotique (et intéressante) avec Michael Powell, puis Rainer Werner Fassbinder, avant de tout quitter pour se consacrer à une œuvre humanitaire en Afrique, saluée par le "Prix Balzan pour l'humanité, la paix et la fraternité entre les peuples".
Morale de la fable : la belle musique, en famille, peut donner le meilleur exemple, comme elle peut ne pas éviter le pire. Dans son livre paru en 2014, "La musique est un tout" (Fayard) le chef d'orchestre engagé Daniel Barenboim (bien vivant, celui-là) réfléchit à la relation entre musique et éthique et aux vertus pédagogiques de la musique. S'interrogeant sur les raisons pour lesquelles on peut à la fois être un monstre comme Hitler ou Staline et être ému aux larmes en écoutant de la musique, Barenboim écrit : "La musique a infiniment à nous apprendre si nous sommes disposés à la connaître en profondeur et à ne pas la dissocier de notre univers intellectuel. La musique a longtemps été confinée dans le royaume isolé du plaisir et de l'évasion, en conséquence du présupposé qu'elle n'avait rien à dire aux aires cérébrales chargées de la pensée et de la vie quotidienne". Et pourtant, conclut-il : "Elle a la capacité de mettre en relation les êtres humains, sans distinction de sexe, de race ou de nationalité". Souhaitons que ses mots soient de bon présage pour 2015 !
Le chef d'orchestre britannique Frank Shipway (1935-2014), qui fut un temps l'assistant de Lorin Maazel au Deutsche Oper de Berlin, n'a pas eu un grand écho en France. Mais il s'est fait une belle place en Belgique (où il a enseigné et dirigé le Philharmonique de la radio-télévision flamande BRT), en Italie (où il a formé et dirigé l'orchestre symphonique équivalent, celui de la RAI) et, évidemment, dans son pays, en Angleterre où il a dirigé de nombreux orchestres et animé, ces dernières années, un festival de musique pour enfant, le "Devizes Junior Eisteddfod".
Frans Brüggen
Le néerlandais Frans Brüggen (1934-2014), disparu peu après Shipway en août dernier, s'est illustré à deux titres. Comme soliste, pour avoir redoré le blason de la flûte à bec, instrument longtemps rangé dans les tiroirs scolaires, et dont il a été un interprète remarqué et un professeur, en particulier aux Etats-Unis. Comme chef, fondateur de "l'Orchestre du XVIIIe siècle", il a été parmi les pionniers de la redécouverte de la musique ancienne, sur instruments d'époque ou répliques. Decca (qui a récupéré le catalogue Philips de Brüggen) vient de ressortir les symphonies complètes de Beethoven avec l'Orchestre du XVIIIe siècle.
Lorin Maazel
2014 a surtout vu partir deux chefs parmi les plus marquants du XXe siècle, Lorin Maazel et Claudio Abbado. L'américain Lorin Maazel (1930-2014), mort en juillet dernier : le musicien de tous les superlatifs. Un technicien hors pair, doué d'une mémoire exceptionnelle. Repéré très jeune et invité en 1941, à l'âge de onze ans, par l'immense Arturo Toscanini, à diriger la NBC Symphony Orchestra ! La légende veut que le "Titan" lui ait adressé le fameux "God bless you !" valant tous les sésames. De Toscanini a-t-il hérité de la baguette autoritaire qu'on lui a quelque fois reprochée ? Musicien virtuose, "orfèvre du son", mais manquant parfois, selon certains, de ce supplément d'âme… Reste un bilan de taille : directeur musical des meilleurs orchestres symphoniques (sauf du Berliner Philharmoniker, une blessure jamais pansée), Lorin Maazel a dirigé pas loin de 200 orchestres dans environ 7000 productions lyriques et concerts ! Et encore : plus de 300 disques enregistrés, dont de grands cycles symphoniques. Face à un tel tableau, d'autres facettes passent presque inaperçues : sa casquette de compositeur, son engagement auprès des jeunes (via le Festival Castleton qu'il crée) ou pour la paix au Proche-Orient… Pour rendre hommage à Maazel, Decca réédite un coffret de 19 CD consacré à ses "golden years", les années à la tête du Symphonique de Cleveland, de 1972 à 1982. A choisir : les disques français (Debussy, Ravel, Berlioz, Bizet, César Franck), russes (Scriabine, Prokofiev), Gershwin, ou Brahms…
Claudio Abbado
Enfin le chef italien Claudio Abbado (1933-2014). Abbado ou le musicien au service exclusif de l'interprétation, de l'intensité des sentiments. Un chef inspiré, mû par une grâce rare. Son parcours, remarquable, le place à 35 ans à la tête de la Scala de Milan, et à 58 ans à la tête du Berliner Philharmoniker, en remplacement de Herbert von Karajan. Pourtant jamais "il n'a été dans la carrière", dit dans nos colonnes celle qui fut son adjointe, Claire Gibault. Et quand il s'est agi de quitter les grands ensembles après sa maladie, Abbado s'est adapté avec facilité à des formations plus flexibles (comme l'Orchestre du Festival de Lucerne, autrefois créé par Toscanini, puis le Bologna Mozart Orchestra). En y développant des qualités déjà très ancrées : la direction dans le dialogue (la fameuse "autorité partagée" qui contraste avec la violence à la Toscanini qui l'a marqué enfant), le sens du "zusammen musizieren" (faire de la musique ensemble), le contact avec les jeunes, l'ouverture musicale (à la création contemporaine), et le souci de rendre la musique accessible au plus grand nombre. Il faut revoir Abbado à la baguette, sur Culturebox en replay ou en DVD (par exemple "Abbado et le Lucerne Festival Orchestra", chez Accentus). Et le réécouter : la symphonie n°9 de Bruckner avec la même formation du Festival de Lucerne, le denier concert public du Maestro, un disque paru posthume l'été dernier chez Deutsche Grammophon. Et la même étiquette jaune publie début janvier 2015 un coffret (dont la pochette reprend une nostalgique et légendaire photo de 1967) réunissant tous les enregistrements réalisés par Abbado et Matha Argerich ensemble : depuis le premier, à Berlin en 1967 (troisième Concerto de Prokofiev et Concerto en sol majeur de Ravel) jusqu'au dernier, pendant le Festival de Lucerne de Pâques 2013 (deux concertos de Mozart, K 466 et K 503). Beau et extrêmement émouvant, plus de 45 ans d'une collaboration commencée en réalité près de dix ans auparavant, à la fin des années 1950, quand les deux artistes étudiaient ensemble le piano à Vienne.
Pourquoi Cornelius Gurlitt ?
Ajoutons deux clins d'œil historiques à ce regard rétrospectif sur l'année écoulée. En 2014 sont mortes également deux figures, apparentées, bon gré mal gré, au monde de la musique. Cornelius Gurlitt (1932-2014) d'abord : ce vieil homme chez qui on a trouvé, peu avant sa mort, un nombre conséquent de tableaux de maître dont une partie significative provenait de spoliations des juifs sous le Troisième Reich, savamment rassemblées par son père Hildebrandt Gurlitt, ne devrait pas faire oublier l'homonyme (et arrière grand-oncle) compositeur Cornelius Gurlitt (1820-1901). Auteur de jolies mélodies, influencé par l'école de Rome, le musicien était très attaché à la pédagogie musicale : également peintre, il sut transmettre ces deux passions à une bonne partie de sa progéniture et des générations successives (!).
Hommage à Karl Böhm
Autre héritier, Karlheinz Böhm (1928-2014), jeune et beau François-Joseph, mari de Sissi l'impératrice Romy Schneider, n'était autre que le fils de Karl Böhm (1894-1981), le très grand chef d'orchestre autrichien (dont ressortent aujourd'hui les 9 symphonies de Beethoven, à la tête du Wiener Philharmoniker). Après de lisses mais remarqués débuts dans la série impériale, le fils comédien allait poursuivre une carrière bien plus chaotique (et intéressante) avec Michael Powell, puis Rainer Werner Fassbinder, avant de tout quitter pour se consacrer à une œuvre humanitaire en Afrique, saluée par le "Prix Balzan pour l'humanité, la paix et la fraternité entre les peuples".
Morale de la fable : la belle musique, en famille, peut donner le meilleur exemple, comme elle peut ne pas éviter le pire. Dans son livre paru en 2014, "La musique est un tout" (Fayard) le chef d'orchestre engagé Daniel Barenboim (bien vivant, celui-là) réfléchit à la relation entre musique et éthique et aux vertus pédagogiques de la musique. S'interrogeant sur les raisons pour lesquelles on peut à la fois être un monstre comme Hitler ou Staline et être ému aux larmes en écoutant de la musique, Barenboim écrit : "La musique a infiniment à nous apprendre si nous sommes disposés à la connaître en profondeur et à ne pas la dissocier de notre univers intellectuel. La musique a longtemps été confinée dans le royaume isolé du plaisir et de l'évasion, en conséquence du présupposé qu'elle n'avait rien à dire aux aires cérébrales chargées de la pensée et de la vie quotidienne". Et pourtant, conclut-il : "Elle a la capacité de mettre en relation les êtres humains, sans distinction de sexe, de race ou de nationalité". Souhaitons que ses mots soient de bon présage pour 2015 !
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