Hélène Tysman et Dominique Pinon content Ravel à quatre mains
Un grand loft, dans le 15e arrondissement de Paris, accueille Hélène Tysman et Dominique Pinon pour leurs séances de travail. Nous assistons à la fin de l’une des premières répétitions de la lecture-concert : le texte de Jean Echenoz tiré de son livre "Ravel" (Minuit), est lu par le comédien, et la musique de Ravel, interprétée au piano par Hélène Tysman. Son tout dernier disque est justement consacré à Ravel : "Des Antiques aux démons" (Klarthe), une progression artistique et historique de 1900 à 1930, associant des "tubes" comme "Pavane pour une infante défunte" ou "La Valse" de Ravel et des morceaux bien moins connus comme le "Menuet sur le nom de Haydn". Le spectacle comprend pratiquement tous les titres du disque et y ajoute même un bout du "Boléro" et du "Concerto pour la main gauche".
Fin d'après-midi : le filage de l’ensemble, joué sans s’arrêter, touche à sa fin. "C’est trop long ? La musique prend peut-être une trop grande place...", s’interroge la pianiste. "N’hésite pas à te déplacer si tu le souhaites », poursuit-elle à l’attention de Dominique Pinon qui paraît, lui, très satisfait de ces premiers essais. On discute, on règle, on fignole, on pense d’éventuelles modifications, on évoque un minimum de mise en espace. La performance est pour bientôt mais le travail est déjà en bonne voie. Sans prendre le temps de s’assoir pour l’interview, Hélène Tysman communique vite son enthousiasme : "J’aime beaucoup cet exercice, ça me fait voir l’œuvre différemment, l’interprétation change vraiment. On a la dimension fantasque de Ravel, mais aussi son côté détaché du monde, de l’ordre de l’absurde même parfois. Le personnage était comme ça aussi : lucide et hyper sombre…".
Quel est le Ravel que vous partagez ?
Dominique Pinon : Moi je ne suis pas très musique classique, mais c'est ça qui m'intéressait : c’est un peu une banalité de le dire, mais Ravel c'est le musicien classique que les gens qui ne connaissent pas le classique peuvent aborder...
Hélène Tysman : Oui, d’ailleurs on dit le Boléro de Ravel de Mozart (rires)... Tu ne connais pas trop la musique de Ravel, mais tu connais mieux Echenoz…
Dominique Pinon : Pour moi, oui, c'est le Ravel d'Echenoz, c'est-à-dire celui des dix dernières années. Echenoz : j'adore ce type, j'adore ce style. J'aime les écrivains qui ont un style. Et lui est comme Ravel, il a un style.
Hélène Tysman : Je trouve même qu'Echenoz c'est tout à fait Ravel ! Ce n'est d’ailleurs pas anodin qu'il se soit intéressé à Ravel. Il a ce génie-là, de se fondre, entièrement, il est infusé de Ravel ! Chez Echenoz il y a une sorte de pudeur, de retenue, et en même temps son écriture contient énormément, elle est très pleine. Il a le don de tout dire en disant tout sauf ce qui est à dire, en contournant donc…
Dominique Pinon : Oui, toujours un peu de biais …
Hélène Tysman : C'est comme ce que disait Paul Valéry : le silence est à la musique ce que le vide est au vase. Chez Echenoz on a l'impression qu'il décrit tout par ce qui n'est pas, pour mieux arriver à ce qui est. Chez Ravel on a l'impression que c'est un peu pareil : il y a cette extrême simplicité et en même temps ça va droit au but. On dit de lui qu’il est froid alors qu'au contraire c'est une immense pudeur.
Dominique Pinon : … Qui apporte une émotion.
Il y a, me semble-t-il, dans votre construction une narration un peu historique, chronologique de Ravel, même si ce n’est évidemment pas un portrait biographique…
Hélène Tysman : C'est vrai. C’est plutôt le parfum de Ravel ! C'est tout l'art d'Echenoz d’être absolument sans faille, biographiquement, historiquement parlant. Il a tout pris, tout ce qu'il dit est vrai. Mais c'est un romancier ! Donc il ajoute des trucs, des détails, on ne saura pas exactement laquelle aura été la couleur de la robe à cet endroit etc. Cela dit, il est précis même concernant les habits de Ravel ! Il est très précis, mais ce qu'on retient de ça, c'est les images, le roman.
L’histoire de Maurice Ravel raconte la guerre également. Lui-même s’engage volontaire dans la guerre de 14-18 et dans les dernières années de sa vie (il meurt en décembre 1937), il y a quelque chose d’inéluctable. Comment vous traduisez cette gravité qui est palpable dans son œuvre ?
Hélène Tysman : Oui, cette gravité est bien ressentie à travers Ravel. C’est même le propos de mon disque qui s’appelle « Des antiques aux démons ». Dans le spectacle je joue une œuvre qui est la Valse de Ravel, et qui part de manière très superficielle, très valse viennoise et qui, au fur et à mesure, devient complètement folle : elle s’enraie comme une machine ou elle explose, mais alors elle explose complètement. Oui, on sent très bien dans l’œuvre de Ravel, qu’il a été énormément marqué par la guerre. Il n’arrivait pas, quasiment pas à composer pendant la guerre, il était complètement paralysé.
Dominique Pinon : Ça me fait penser tout de suite à la séquence de « 14 », le livre qu’Echenoz a écrit sur la guerre : et en particulier la séquence sur l’orchestre militaire qui se fait décimer en plein champ de bataille, racontée de façon à la fois drolatique et terrible.
Il y a une rencontre entre le piano et l’écriture. Comment se passe le ping-pong entre vous deux ?
Dominique Pinon : On est dans l'écoute l'un de l'autre.
Hélène Tysman : C'est vraiment un dialogue. A part quelques petits moments où la musique est un peu comme un décor, c'est un vrai échange. Et on se rend compte que la musique de Ravel est vraiment très narrative et le texte d’Echenoz très mélodique (rires)...
Il y a deux narrations et deux musicalités qui se rencontrent…
Dominique Pinon : Oui, dans la surprise, et avec des ruptures.
Hélène Tysman : C'est très ravélien, la façon d’écrire d'Echenoz. Oui, les musicalités se rencontrent. Il y a d’abord la musique : Ravel a une allure très légère d’apparence, mais en fait il est extrêmement grave, profond, comme ces maîtres zen qui ont l'air lumineux et qui cachent des racines très profondes. Et quand arrive le texte, ça va encore plus dans le 4e ou le 5e degré, avec l’humour de l'absurde et un regard encore plus distant... Résultat : on voit Ravel comme un être humain qui tente simplement de vivre dans ce monde-là, qui a du mal à faire ce qu'il veut, etc. Comme quand il dit : "j'ai failli en crever", c'est un passage sur son Concerto, où il en a "vraiment chié", dit-il. Quand on l'écoute, on se dit que c'est une écriture qui coule de source… Eh bien non !
Pour le comédien, que demande cet exercice singulier de lecture en musique ?
Dominique Pinon : Il suffit de le lire avant. Ne pas se laisser surprendre par des accidents de style voulus, ou se laisser piéger par la ponctuation, il ne faut surtout pas respecter la ponctuation. Et enfin, c'est surtout un plaisir qu'il faut partager. Il faut donner le plaisir aux gens d'écouter le texte et la musique !
Vous avez dit ne pas être porté sur le classique. Cette musique-là vous embarque un peu ?
Dominique Pinon : Ah oui, ça m'embarque ! J'ai déjà été récitant dans "Pierre et Loup", au milieu d’un orchestre. J’avais seulement un petit problème avec le chef d'orchestre, qui faisait comme ça (il agite les bras) à ma hauteur, et je ne savais pas si c'était adressé à moi ou à l'orchestre (rires) !.
Brigitte Fossey, qui est très engagée dans la lecture musicale, expliquait un jour que celle-ci la plonge davantage dans la musique que dans la comédie. Vous le comprenez ?
Dominique Pinon : Oui, il y a une écoute en plus.
Hélène Tysman : Comme il n’y a pas vraiment de mise en scène, on est dans le texte, ce n’est pas le corps qui est au centre…
Dominique Pinon : Ah, c’est le corps pas mal quand-même, quand je t’observe jouer ! Tu bouges, tu sautes, tu tapes du pied !
Quelle difficulté présente ce type d’exercice ?
Dominique Pinon : Pour moi, c’est difficile tant que je ne suis pas face au public. Il peut y avoir quelque chose qui se passe, créer un rapport, et c’est ça qui est excitant.
Hélène Tysman : Pour moi c’est plus difficile de jouer avec un récitant que sans. C’est quelque chose que je fais beaucoup, et chaque fois je suis surprise, c’est très différent selon le texte et selon le récitant. Et en tous les cas c’est toujours extrêmement exigeant et ingrat. N’étant pas de bout à bout de la musique pure, je me laisse énormément influencer par le texte : or, celui-ci touche une autre partie du cerveau, c’est le côté très rationnel, alors que dans la musique souvent on part dans une dimension plus abstraite. Donc techniquement, c’est difficile pour la concentration. En même temps c’est fou à quel point ça dialogue, à quel point c’est hyper-inspirant !
Lecture-concert d'Hélène Tysman et Dominique Pinon
Festival Notes d'automne
Centre des Bords de Marne - Le Perreux
Le 9 novembre à 20h30
Et au Reid Hall à Paris le 26 novembre
Présentation du disque "Des Antiques aux démons"
Salle Cortot à Paris
Le 24 novembre
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