Cet article date de plus de cinq ans.

"Comment composer dans l'urgence ?" : l'hommage bouleversant du pianiste David Kadouch aux grands musiciens de la Révolution

Le pianiste David Kadouch sort un très beau disque, "Révolution" (Mirare) qui rassemble des oeuvres très diverses : leur point commun, avoir été composées alors quand s'érigeaient les barricades. Rencontre.

Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 8min
Le pianiste David Kadouch, 2019. (MARCO BORGGREVE)

David Kadouch est l'une des étoiles éblouissantes du piano français, une carrière de jeune prodige propulsé par le parrainage de "grands" comme Murray Perahia, Itzhak Perlman et, surtout, Daniel Barenboim. Les récompenses n'ont pas manqué : "Révélation jeune talent" aux Victoires de la musique en 2010, "Young Artist of the Year" aux Classical Music Awards en 2011.

Après avoir consacré des enregistrements à Beethoven, Chostakovitch, Grieg et Moussorgski et un album transversal autour d'œuvres inspirées par la nature (En plein air, Mirare, 2016), David Kadouch livre cet automne Révolution (Mirare), un disque riche et réussi qui mêle autour de ce thème, la révolution, des œuvres très diverses : la bouleversante et très politique Sonate 1905 de Janacek, les étonnantes Souffrances de la Reine de France de Dussek, sorte de reportage en musique des derniers instants de Marie-Antoinette, ou la si tourmentée étude Révolutionnaire de Chopin. A la fois artiste et intellectuel, à la démarche conceptuelle toujours nuancée par la force des émotions, David Kadouch aime partager. Il nous reçoit chez lui dans le quartier du Marais, à Paris.

Franceinfo Culture : vous avez rassemblé, pour votre nouveau disque, plusieurs œuvres autour d'un thème, celui de la révolution. Pourquoi cette démarche transversale ?
David Kadouch : J'avais envie de créer quelque chose qui dépasse le simple récital de piano, qui ait un message autant que peut l'avoir par exemple la mise en scène d'un Molière. On a des œuvres légendaires, que se passe-t-il quand quelque chose par-dessus est rajouté ?

Et pourquoi le thème de la révolution ?
Parce que ce thème-là associe deux idées opposées : d'un côté la révolution c'est l'immédiateté du changement et de l'autre, l'acte de composer, de créer implique l'inverse, c'est-à-dire qu'on regarde en arrière, il y a une démarche de contemplation, d'analyse du passé. La mise en relation des deux démarches m'intéressait, je trouvais ça poignant. Comment des gens témoignent-ils de leur passé quand on leur dit d'oublier ? Et ensuite, comment ces œuvres vont-elles interagir avec leur public ? C'est d'autant plus bouleversant.

Quand on parle de thématique, se pose la question d'une musique qui décrit, qui raconte des choses, des sentiments, ayant trait justement, à la révolution. A quel point peut-on, doit-on être descriptif au piano ?
Prenons l'exemple de la Sonate 1.X.1905 de Janacek (le compositeur tchèque y fait référence à l'assassinat dont il a été témoin, d'un ouvrier lors d'une manifestation de rue, le 1er octobre 1905, NDLR). Il ne faut pas essayer de remplacer l'écriture musicale par ce qu'on sait de la sonate. Janacek est extrêmement marqué par le sentiment d'inquiétude par exemple, l'écriture musicale l'exprime d'elle-même : tout est un peu haletant, le fait d'avoir une voix qui supplie, qui pose des questions et qui n'a pas de respiration parce qu'elle paniquée, ce sont des éléments musicaux qui font que je n'ai même plus besoin de savoir que l'ouvrier meurt, la musique va se faire d'elle-même.

Et est-ce important que l'information – donc dans ce cas la mort de l'ouvrier – passe clairement à l'auditeur ?
On est dans un métier artistique et tout ce qui renforce le côté sacré de ce que l'on vit est important. Du coup, savoir qu'il y a un ouvrier qui est mort et que ça a bouleversé Janacek, c'est, évidemment, éminemment important parce qu'il en fait de l'art.

Vous avez fait réaliser un clip vidéo autour de l'œuvre de Janacek, qui vous met en scène dans un univers futuriste… Que raconte-t-il ?
C'est une histoire d'oppression, dans un futur proche, une réalité un peu alternative. Je suis emprisonné, enfermé dans un gratte-ciel, et la musique est devenue une denrée "dangereuse". Je m'évertue néanmoins à en faire : à partir du moment où je ne suis plus surveillé je vais essayer de la diffuser autour de moi parce que c'est important.

Et dans quelle mesure cela s'inscrit dans la thématique de la révolution ?
Ce n'est pas exactement le thème mais ça se rapproche : même dans ces conditions-là d'oppression, on continue de créer, c'est aussi un des thèmes du disque. Je trouve très beau ce clip réalisé par Gaultier Durhin, il apporte au disque une touche de modernité que j'aimais bien, comme un épisode de la série Black Mirror par exemple.

Comment s'exprime votre "patte" dans cet album ?
Il y a d'abord des partis pris musicaux que je prends à travers tout le disque, il suffit d'entendre l'étude Révolutionnaire de Chopin qui sonne différemment des autres tout simplement parce que j'ai fait certains choix. Ensuite, et surtout, il y a le thème de la révolution. Une manière de dire : écoutez ça comme ça. Et je pense que c'est un bon axe d'écoute parce qu'il montre ce côté éphémère de la création, qui la rend encore plus bouleversante. Ecoutez dans le sens : ils ont composé ça alors qu'à leur fenêtre il y avait des gens qui criaient ! Comment écrit-on dans l'urgence d'une vie bouleversée ? C'est fou, ça montre à quel point la création est inestimable pour ces gens-là : elle est primordiale, une question de vie ou de mort !

Par la notion de mémoire, le thème du temps qui passe est également au centre du disque. Plus largement, quel est votre rapport au temps, au regard de votre parcours, celui d'un ancien "enfant prodige du piano", programmé à treize ans à Metropolitan Concert Hall de New York, propulsé en quelques années sur la scène internationale ?
Il y a deux dimensions. La première concerne le rapport à notre carrière : comme vous dites, à treize ans, on joue dans des endroits où l'on ne joue pas normalement à cet âge-là… A 33 ans (mon âge aujourd'hui) est-on jeune, est-on vieux lorsqu'on est pianiste, c'est une question qu'on peut se poser. Il y a le voyage aussi – nous concertistes voyageons tout le temps, on est dans des avions, le rapport au temps est différent quand on voyage… Et puis il y a une deuxième dimension qui me touche. Ma grand-mère, par exemple, vivait dans le ghetto de Varsovie et s'en est enfuie. Hier j'ai dîné avec ma mère et elle nous a à nouveau raconté l'histoire et moi je l'ai écoutée comme si je ne l'avais jamais entendue. Ce rapport à la mémoire et au temps me touche énormément parce que je n'ai pas envie d'oublier !

Comme un clin d'œil de l'histoire, nous nous trouvons ici à quelques pas du mémorial de la Shoah qui a notamment consacré il y a quelque temps une exposition au ghetto de Varsovie…
Oui… Ce rapport au temps est très important pour toute ma famille. Par exemple, les premières pièces de ma sœur, metteure en scène de théâtre, ont toutes traité de la mémoire. Il y a ainsi un passage important dans l'une d'elles où elle essaie de se rappeler la recette du strudel de sa grand-mère et elle n'y arrive pas ! Mon rapport au temps est vraiment lié au souvenir des gens aimés. Ce n'est pas un hasard si dans le livret de mon disque je parle d'Annie Ernaux (son œuvre d'autofiction tente de "sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais", dit-il, NDLR), mais je parle aussi de Simone de Beauvoir : elle raconte notamment dans son autobiographie qu'elle s'est rendue compte un jour que tous ses souvenirs étaient condamnés à mort. Ça m'a bouleversé. Et c'est très frappant, à l'inverse, de se rendre compte que notre mémoire fait exister les autres !

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.