Léo Ferré : rencontre avec son fils Mathieu qui édite une magnifique intégrale de son œuvre en 3 coffrets
C'est un beau coffret rouge, le visage de Léo Ferré y apparaît dessiné par l'illustrateur Hervé Morvan. Un disque acétate forme le corps d'une note de musique. Toute l'époque est là, dans cette image. Les 14 cd couvrent en effet la période 1944-1959 de l'oeuvre de Léo Ferré. L'homme n'est pas encore le vieux lion à crinière blanche des années 90. Il vit difficilement de son art à Paris. Rares sont les artistes qui acceptent de chanter ses compositions, alors, malgré l'avis de Trenet qui lui déconseille de chanter lui-même, il se met au piano en public et chante. Tout cela est fort bien raconté dans le livret qui accompagne les disques.
Oui, les disques, car chaque CD est présenté comme qu'il fut vendu à l'époque, la pochette reproduite telle qu'elle accompagnait alors la musique. A la taille de l'objet près. En plus des disques originaux, le coffret comprend trois CD de documents, enregistrements rares ou pas encore entendus dont "De sacs et de cordes", un récit lyrique écrit et composé par Léo Ferré et dont la narration est assurée par Jean Gabin. Un document datant de 1951.
Rencontre avec Mathieu Ferré
C'est Mathieu Ferré, le fils de Léo et de sa femme Marie-Christine, le patron des éditions "La Mémoire et la Mer" qui a voulu cette édition respectueuse des publications d'origine. Il a répondu aux questions de Culturebox.Mathieu Ferré :
Depuis presque vingt ans, j'ai une activité de label discographique qui s'appelle "La Mémoire et la Mer". Ce projet-là, il y a un moment que je voulais le faire. C'est vrai que c'est des choses qui sont dans le domaine public. Je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas le faire au même titre que Warner ou tous les éditeurs qui oeuvrent dans le domaine public. Moi, je l'ai fait à ma façon, en essayant de rester au plus près de ce qu’était la discographie originale. En reproduisant les pochettes, en mettant les titres dans l'ordre où ils étaient au moment de la sortie du vinyle, de retrouver cette impression que pouvait avoir quelqu'un qui achetait le nouveau disque de Ferré en 56, ou en 55... il allait chez un disquaire et il achetait le vinyle, il rentrait chez lui, il l'écoutait, il avait une sensation, une émotion, un ressenti particulier. J'aurais pu faire moins de disques en bourrant les galettes, comme on dit...
Pochette orginale et montage d'origine
Culturebox : Les CD sont proposés avec leurs pochettes d'origine mais les compositions sont un peu différentes parce que, si vous n'avez pas bourré les disques comme vous le dîtes, vous les avez complétés avec des chansons qui étaient dispersées sur des 45t.MF : Sur les 45t oui, ou sinon avec quelques bonus que j'ai retrouvé à droite à gauche, comme des émissions de radio... La pochette originale est avec le montage du disque d'origine, et si, dans certains cas il y avait quelque chose à rajouter, une trace de quelque chose d'autre qui valait la peine... alors on l'a rajouté. Parce que des enregistrements publics de "Pauvre Rutebeuf", j'en ai quarante alors... Refaire quarante fois la même chanson, c'est bien pour les maniaques mais je pense qu'il faut donner des versions à partir du moment où il y a un intérêt spécifique, une orchestration, un arrangement différent, qu'il y ait vraiment quelque chose qui vaille le coup d'être publié . Moi, j'ai des dizaines de concerts de Léo des années 80, c'est toujours le même concert... Le technicien a enregistré la tournée, donc vous avez trente concerts mais ils sont tous identiques, pratiquement.
Léo Ferré et l'argot
Culturebox : L'emploi de l'argot dans toute cette première partie fait que ces chansons sont assez datées...MF : Le premier disque chant du monde, où il y a le "Bateau espagnol", "La vie d'artiste", "L'inconnue de Londres", "Le Flamenco de Paris", "Le temps des Roses Rouges", "Monsieur Tout-Blanc" , il n'y a pas d'argot, là. C'est quelque chose de plus intemporel. Je trouve que l'emploi de l'argot, excessif, parfois, qu'a fait Léo a un peu daté certains textes effectivement.
L'ensemble de l'oeuvre discographique de Léo Ferré
Culturebox : Lorsque les trois coffrets seront parus, pourra-t-on dire que l'on possède l'ensemble de l'oeuvre discographique de Léo Ferré ?MF : c'est mon objectif... que ce soit fait de façon un peu encyclopédique et exhaustive... après, si demain on devait remettre la main sur un enregistrement de Léo que même moi aujourd'hui je ne connais pas... Mais moi, je ne peux travailler qu'avec ce que je connais aujourd’hui... L'objectif c'est ça : que ça soit disponible à un prix correct, je veux dire accessible et faible. Les maisons de disque en général, quand elles refont des coffrets, elles veulent toujours faire quelque chose pour vendre à un prix un peu plus élevé... leur but c'est souvent de revendre aux gens qui aiment bien l'artiste en question … "Comment on va faire pour revendre une énième intégrale aux gens qui aiment bien Jacques Brel, ou Léo Ferré, ou Brassens ou Gainsbourg ?". Donc ils vont vous mettre trois titres qui n'ont jamais été publiés, dans un concert trouvé je ne sais où... C'est une pratique un peu distante de ma façon de voir.
Les gens qui aiment bien Léo Ferré, ils ont déjà tous ces enregistrements-là, je ne m'adresse pas à eux spécifiquement. Je m'adresse aux gens qui, aujourd’hui commencent un nouveau parcours dans l'oeuvre et dans la discographie de Léo, parce que, il ne faut pas croire, mais il y en a et quoi qu'on puisse en penser c'est souvent aussi les jeunes. Je connais plus de jeunes qui s'intéressent à l'oeuvre de Léo que de gens de 70 ans... voilà. Si vous avez 70 ans, ou 65 ans et que vous ne vous êtes jamais intéressé à Léo Ferré, ce n'est pas aujourd'hui que vous allez vous y intéresser.
Les jeunes s'intéressent à Léo Ferré
Culturebox : A propos des jeunes, il y en a certains, comme récemment La Sido, qui reprennent des chansons de Léo Ferré. Eux n'étaient pas né quand il est parti... C'est un signe ?MF : Il y a des individus, moi je situe ça entre 17 et 25 ans, qui sont curieux, ils veulent se constituer leur culture, leur parcours... Ils vont s'intéresser, je ne sais pas moi, à Rimbaud ou à Baudelaire, à Léo, à un certain cinéma... Ils veulent sortir du troupeau, on va dire... aujourd'hui, on vit dans un énorme troupeau et il y a des individus qui voient les choses différemment et ils veulent se créer leur parcours personnel... Moi, quand j'avais 20 ans ou 18 ans, tout le monde écoutait Duran Duran, moi j'écoutais Jimi Hendrix, parce que c'est ma personne qui est comme ça... après, il y en a peu de gens comme ça qui sont curieux et qui ont ce besoin de sortir du sentier qu'on nous trace. Ces gens-là vont s’intéresser à certaines choses... notamment à Léo, par exemple. Et puis, Léo aujourd'hui, il fait partie d'une sorte de classique de la chanson, donc si vous vous intéressez à la chanson, un jour ou l'autre vous allez tomber dessus. Après vous allez aimer ou allez pas aimer... peu importe mais quelqu'un de vingt ans aujourd'hui qui se dit : "J'aime bien la musique, je cherche", il va forcément à un moment tomber sur Léo. Alors, est-ce qu'il aura le déclic de dire : "Ah oui, c'est différent de ce que j'imaginais... c'est tout à fait différent des autres", ça va déclencher une étincelle peut-être qui va faire qu'il s’intéressera peut être plus en profondeur à l'oeuvre de Léo. Je pense que c'est comme ça que ça se passe. Je dis toujours : "Léo, ça se mérite quelque part". C'est pas pour tout le monde, et c'est tant mieux, parce que si c'était trop grand public, ça le banaliserait un peu. Moi, j'aime bien que ce soit un peu comme ça, un peu maudit, un peu underground, un peu alternatif, un peu secret, un peu mystérieux... c'est un peu comme l'érotisme, si vous enlever dans votre érotisme sa part de mystère et de secret, ça peut devenir une routine banale.
En conflit avec l'INA
Culturebox : Peut-on attendre un coffret avec quelques concerts filmés ?MF : Tout ce qui est image, c'est malheureusement dans l'escarcelle de l'INA qui vient de sortir récemment un double DVD. Ils ont sorti ça sans même nous interroger sur le contenu, évidemment sans aucune rémunération parce que l'INA considère que quand c'est dans leur fonds, ça leur appartient et tout le monde doit la fermer. Donc on est un peu, avec l'INA, dans une situation conflictuelle. D'autant que je suis passionné par l'oeuvre de Léo, j'attache énormément d'importance au contenu des choses. Depuis des années, j'aurais souhaité travailler avec eux, je leur ai proposé de faire un coffret avec une sorte d'intégrale de vidéos... Mais impossible de se mettre d'accord avec eux et là, il le font comme ça de façon autonome, dans le dos de tout le monde... En utilisant des choses qu'ils n'avaient pas le droit d'utiliser de toute façon. On commence une procédure avec eux parce qu'ils se sont appropriés des choses et il n'avaient pas le droit de le faire.
Léo Ferré et la postérité
Culturebox : Qu'est-ce qu'il pensait, Léo, de sa postérité ?MF : Rien du tout, il disait : "quand on est mort, on est mort..." Voilà. Quand on est mort, c'est pour de bon, comme il dit. La postérité, ce n'est pas quelque chose qui le préoccupait particulièrement, non, ça c'est certain.
« Droit de réponse de l’INA : L’Institut national de l’audiovisuel (INA) a pris connaissance des propos tenus par Mathieu Ferré dans une interview diffusée et mise à jour sur le site culturebox.francetvinfo.fr, respectivement les 19 et 20 décembre 2018. L’INA tient à souligner qu’il exploite les contenus de son fonds dans le respect des dispositions légales et réglementaires encadrant son activité ainsi que de celles, notamment, des accords généraux conclus avec les représentants des auteurs et des artistes-interprètes. Ces dispositions ont permis à l’INA d’éditer un double DVD sans se rapprocher préalablement des ayants-droit. Contrairement à ce qu’il affirme, Mathieu Ferré, ainsi que les autres héritiers de Léo Ferré, percevront les rémunérations afférentes à cette exploitation. Enfin, s’agissant du projet d’intégrale vidéo auquel Mathieu Ferré fait référence dans son interview, l’INA n’est pas à l’origine de son échec. Ce projet n’a pas abouti puisque Mathieu Ferré lui-même avait indiqué à l’INA à l’époque que son projet de coffret était bloqué à cause de difficultés qu’il rencontrait avec une maison de disques ».
Coffret "Les temps modernes"
Premier coffret de l'intégrale en trois parties de Léo Ferré
Editions "La Mémoire et la Mer" distribution Universal
14CD - Un livret
Environ 40 euros
sortie le 14 décembre 2018
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