"Le déserteur" de Vian : le destin exceptionnel d'un hymne pacifiste
"Monsieur le Président/ Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps/ Je viens de recevoir/ Mes papiers militaires/ Pour partir à la guerre/ Avant mercredi soir/ Monsieur le Président/ Je ne veux pas la faire/ Je ne suis pas sur terre/ Pour tuer des pauvres gens/ C'est pas pour vous fâcher/ Il faut que je vous dise/ Ma décision est prise/ Je m'en vais déserter...": ainsi commence ce chant de révoltes contre toutes les guerres, composé de 12 quatrains en hexasyllabe (six syllabes).
Vian était "gonflé"
"C'est un texte universaliste qui symbolisera le refus de la guerre", résume Philippe Boggio, biographe de Boris Vian . C'est aussi l'une de ses rares chansons à porter sa signature musicale, avec celle de Harold Berg. La mélodie est simple, lente, facile à retenir. L'écrire en ce début 54 est courageux. La guerre d'Indochine n'est pas finie. Et celle d'Algérie va très vite commencer. "Inaudible pour l'époque, Vian est incroyablement gonflé. C'est un anar total: il est contre la bombe, les généraux, les uniformes", rappelle M. Boggio, en ajoutant: "Le contingent, c'était sacré !" Vian propose sa chanson à plusieurs interprètes.
Seul, Mouloudji, compagnon de route du Parti communiste, accepte. Il note une contradiction entre son message pacifiste et la fin du texte: "Si vous me condamnez/ Prévenez vos gendarmes/ Que j'emporte des armes/ Et que je sais tirer". Mouloudji propose de remplacer les deux derniers vers par: "Que je n'aurai pas d'armes/ Et qu'ils pourront tirer". Il demande son avis à Vian qui répond: "Tu fais comme tu veux Mouloud, c'est toi qui chantes".
Et "Mouloud" l'inscrit à son répertoire, retenant sa propre version. Or, il l'interprète pour la première fois au Théâtre de l'Oeuvre, le 7 mai 1954, jour de la défaite française à Diên Biên Phu! C'est le scandale. "Le déserteur" est interdit de diffusion radio et de vente. L'interdiction ne sera levée qu'en 1962. Après la guerre d'Algérie. Mais la censure n'empêche pas Mouloudji de continuer à la chanter. En 1955, Vian la reprend en personne, d'une voix mourante et blanche, à cause du trac, à Paris puis en province où l'indignation repart de plus belle. A Perros-Guirec, un commando d'anciens combattants veut l'empêcher de chanter. A Dinard, le maire prend la tête des protestations. Souvent reprise
Depuis, la chanson a été très largement traduite, reprise par de nombreux interprètes (Richard Anthony, Marc Lavoine, Juliette Gréco, Serge Reggiani, Johnny Hallyday, Renaud - d'une façon très personnelle -, Maxime Le Forestier, Leny Escudero, Hugues Aufray mais aussi Joan Baez ou Peter, Paul and Mary). Jean Ferrat chantera en 1967 "Pauvre Boris", une critique de ceux qui ont pris en marche le train de la mode pacifiste... Hymne pacifiste éternel
Pendant la guerre du Vietnam, lors de l'intervention occidentale dans la guerre du Golfe, contre la reprise des essais nucléaires par la France dans le Pacifique ou pour soutenir des manifs anti-mondialisation: "Le déserteur" a souvent été mis à contribution. En France, en 1999, une directrice d'école a été sanctionnée pour l'avoir fait chanter à deux élèves lors d'une commémoration de la capitulation allemande du 8 mai 1945.
Le texte a aussi été détourné: en 2012, en accord avec les héritiers de Boris Vian , des militants anti-nucléaires chantaient: "Monsieur le président/ Je ne peux plus me taire/ L'énergie nucléaire/ Peut tuer nos enfants". "Boris Vian pensait que l'homme était suffisamment fou pour faire sauter la planète", avait dit une héritière, citant une autre chanson pacifiste de Vian : "La java des bombes atomiques". Dans une lettre posthume, le poète soulignait qu'il pouvait y avoir de "bonnes" guerres et que sa chanson ne pouvait choquer que "certains militaires de carrière pensant que la guerre n'avait d'autre but que de tuer les gens".
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